C'est l'histoire d'une poule, elle court un peu partout dans la maison en ouvrant et claquant toutes les portes et en criant "papa ? Papa ?!" mais son papa ne répond pas, le salaud, il est peut-être même déjà parti, s'il a existé un jour.
L'animal claque les portes de plus en plus violemment, du coup, ici en haut, ça vibre et j'ai peur que ça ne réveille ma mère dont le sommeil est rapidement annulé. Une action s'impose, et la meilleure chose à faire est probablement de danser la claquette au dessus du salon de la poule ; si j'arrive à calquer mes pas sur le rythme respiratoire de ma mère, j'arriverai non seulement à ne pas la réveiller, à pratiquer mes pas de danse, mais surtout à faire comprendre à ces gallinacés souterrains que les portes ça ne se claque pas.
Je commence donc mes claquettes pour lui apprendre à claquer, et la manœuvre est plus aisée que je ne l'aurais imaginé. Bientôt, les figures se succèdent toute seules et mon jeu de jambes acquière une conscience propre. De ce fait je peux utiliser le haut de mon corps pour me remplir un bol de céréales avec du lait de soja (je suis intolérant au lactose, de fait).
Après le pas final (et la bouchée finale de concert), je ressens un silence énorme. Un avion passe dans le ciel à des milliers de kilomètres d'ici en faisant ce bruit céleste caractéristique, le vent soulève quelques feuilles mortes, quelques brins d'herbe, quelques grains de sable et puis se tait.
Les portes ne claquent plus, le résultat de mes claquettes ? C'est à espérer. Ma mère n'est toujours pas réveillée, quel talent j'ai ! Je tente immédiatement d'appeler mon agent pour lui faire écouter mon doigté pédestre, mais je n'en ai pas le temps, car en bas, dans les souterrains remplis de volailles qui me remplissent d'effroi la nuit quand je les entend murmurer, j'ouïs le coq.
Peut-être bien le père de la poule, ou son petit copain. Il caquette et cocoricote tout en claquant les portes encore plus fort que sa parente et/ou amie (je vomis). Au loin j'entends l'objet de sa recherche, la poule partie dehors l'âme en peine chercher son amant ou père en hurlant et en trouvant des portières de voiture et des clapets de boîtes aux lettres à claquer.
Mon oreille gauche et mon oreille droite, toutes deux bien fonctionnelles, transmettent les affreux messages à mon cerveau qui se charge de me dire la marche à suivre : Il décréta qu'il lui semblât qu'il fallut que j'allasse au sous-sol pour y faire directement mes claquettes et stopper cette mascarade ridicule.
Je me prépare rapidement à exécuter les ordres, et descends les escaliers. Je passe de la civilisation à la sauvagerie, de la raison à l'animalité, de l'odeur du gratin à celle de la fiente. Je pousse une porte grise et tachée et pénètre dans l'infâme endroit dont l'odeur me rappelait étrangement le poulailler que l'on avait fabriqué durant l'école primaire dans la cour.
Il n'y avait plus aucun bruit, pas une mouche ou une feuille pour tomber à terre. Même le vent avait arrêté sa litanie, abjurant jusqu'au sens de sa propre vie. Je tenais mes chaussures à claquettes comme un fusil, seules garantes de ma survie dans ce cloaque malodorant (mais comment un cloaque pourrait-il ne pas l'être ?). Ma respiration se fait plus rauque, plus violente. A ma droite je vois un chat à deux pattes qui traverse une sorte d'ancien salon abandonné et me sourit avant de s'en aller je ne sais où. Une table entourée de chaises et disposée à ma gauche sous une antique lampe dont l'ampoule est brisée. Mais où sont ces saletés de volailles ?! Je commence à paniquer, j'ai peur de ne pas arriver à mettre mes chaussures à temps, voire de me tromper de rythme, ou pire ! de réveiller ma mère !
Le facteur arrive, dépose une poule au sol et s'en va en faisant gronder son moteur. La poule fait « cot » et ce « cot » me glace le sang. A ma gauche apparaît le coq, qui me regarde de son œil injecté de sang. Il tourne vers moi son regard vide, puis lentement ouvre la bouche. Je suis paralysé par la peur et mes chaussures à claquettes semblent contre-providentiellement enrayées.
L'animal continue d'ouvrir le bec jusqu'à un certain point puis s'arrête. Alors, d'une voix qui me parut venir des tréfonds de la terre, de la bouche de l'enfer, de la dernière des dimensions il déclara : « coco, il veut un gâteau ». Puis il eut un rictus de coq avant de disparaître en fumée. J'en fus glacé d'horreur.
Peu après, ayant repris mes esprits, je remonte vers la civilisation, vers la raison, l'odeur du gratin. Je ferme toutes les portes à triple tour, cassant toutes les clefs dans toutes les serrures et me résous, une fois théoriquement à l'abri, à brûler mes chaussures crottées, cause future de nouvelles terreurs.
La poule que le facteur avait déposée semblait riche et bien nourrie. Elle prit possession du sous-sol, cet endroit affreux rempli de fumeroles malsaines et baigné d'une lumière glauque. Elle prit également comme résolution d'apprendre à la première poule et au coq (qui était à nouveau là) à claquer les portes de manière plus retentissante.
Ils étaient désormais trois à faire trembler toute la maison. Les portes s'ouvraient en grinçant et claquaient violemment. Un jour plus tard, je sombrai dans une terrible dépression. Deux jours plus tard, mes oreilles décidèrent de ne plus fonctionner. Trois jours plus tard, je fus pris d'un délire languide qui ne dut finir qu'avec ma vie.
lundi 27 février 2012
mercredi 22 février 2012
Seul dans du Bois
Il est seul, il n’a pas décidé lui-même d’habiter là. La maison lui est tombée dessus par surprise, comme une pomme de pin tombe sur un promeneur sans crier gare. La maison, tout comme la pomme de pin, ne savait pas crier gare.
Comme il n’y avait personne dedans, il s’y était installé. De toutes façons rien ne pouvait être pire que l’endroit d’où il venait. Au moins, dans la maison, il faisait un peu moins froid.
Il y vit en solitaire depuis plus de dix ans maintenant. Il pense la connaître mieux et plus intensément que n’importe lequel de ses amis. Il sait quel âge elle a exactement (c’est marqué sous la boîte aux lettres), combien de fenêtres elle a (elle en a douze), combien de portes (dix), combien de pièces (ça dépend ce qu’on entend par pièce), de meubles (trente-cinq), de poignées (autant que de portes et de fenêtres), d’attache-trombones perdus entre deux tiroirs (cent cinquante sept). Il sait ce qu’elle pense, et comme elle pense bien, il se sent bien aussi. L’ancien tourbillon sauvage de sa vie avait désormais fait place à un petit ruisseau tranquille autour duquel de beaux arbres poussent, servant d’abri aux créatures des bois tandis qu’au loin le soleil se couche paresseusement.
Est-il fou ? La question ne se pose pas. Qui est fou, qui ne l’est pas ? Il n’y a pas d’autorité pour en juger, du moins pas d’autorité légitime. Oui il aime sa maison comme on aime une jolie femme ; oui il lui arrive de lui parler, mais ce sont toujours des mots doux ; bien sûr il arrive que la maison réponde, mais c’est toujours avec cette tendresse maternelle de celle qui protège et qui a toujours su garder des bases solides pour sa vie. Mais par chez nous on sait bien qu’un homme qui oublie sa tête en sortant de chez lui a beaucoup plus de choses à dire que celui qui l’a bien en place sur les épaules.
La maison est une beauté à quatre étages, tous plus merveilleusement agencés les uns que les autres. Au rez-de-chaussée, lorsqu’on passe la porte d’entrée, se trouve à droite sur le mur une plaque métallique aimantée, gadget épatant qui avait dû, il y a longtemps, permettre au propriétaire des lieux de ne plus jamais perdre ses clés. Maintenant elle servait surtout à résoudre des questions du quotidien, comme savoir si le bois peut être magnétisé. La réponse est non, malheur.
Une porte blanche sur la gauche menait au salon, avec ses deux fauteuils poussiéreux, dont l’un l’était bien moins que l’autre, car il lui arrivait parfois d’accueillir un lecteur fatigué, un rêveur passionné, un soupireur qui se croit damné, ou simplement un importun dont le confort est requis par la décence et l’hospitalité. Il y a aussi au salon une télévision à tube cathodique qui ne marche plus depuis des lustres. Pourtant, lorsqu’on y perd son regard, on finit toujours par voir quelque chose. Ca peut devenir effrayant, parfois de simples petites lumières apparaissent et s’agitent, parfois un visage sinistre se dévoile et sourit de ses dents pointues ; et comme avec les machines du même nom qui fonctionnent, on finit aussi toujours par s’endormir devant.
Entre la télévision et les fauteuils, il y a toute une série de petits meubles de rangement, un demi tiroir cassé gît par terre, exténué, vivant ses derniers longs instants d’objet usuel ; une grande boîte remplie de cubes en bois devait probablement avoir été utilisée encore et encore par des enfants vite satisfaits ; une table basse était piquetée de cendriers de formes diverses (un rond, un carré, un triangulaire, deux plats, un creux, un indescriptible…) que plus personne jamais n’utilisait. En effet, il était interdit de fumer dans la maison ; cette interdiction avait été proclamée après que, lui-même fumant, il eût entendu son amie architecturale tousser de cette toux caverneuse et sinistre qui annonce la mort. Pris de peur, il avait éteint sa cigarette, répandu ses sueurs froides dessus pour que plus jamais elle ne s’allume, puis avait chassé tous ses invités en hurlant comme un fou dangereux. La maison s’en souvient bien, et lui aussi. C’était terrible à ce moment, mais maintenant ils se racontent cette histoire comme un conte pour enfants et en rient comme d’une blague.
A côté du salon, ou du moins pas très loin, il y avait la cuisine : un frigo éteint, une table et trois chaises, un évier et une cuisinière électrique qui semblait toujours marcher, étaient tout ce que la pièce contenait. La cuisinière servait au maître de maison pour faire de nombreux plats qui avaient tous en commun d’être gras et épicés : spaghettis avec sauce pimentée, gratin dauphinois au curry, fondue savoyarde noyée dans le poivre noir… Dans la jungle qu’était devenu l’extérieur, le froid régnait en maître, sillonnant les rues, les boulevards, s’emparant des petites habitations mal ou trop isolées, gelait tout sur son passage en ne laissant derrière lui qu’un rire glacial et un brouillard sinistre. Celui qui habitait dans la maison s’était bien vite rendu compte qu’aucun feu ni radiateur ne pourrait jamais chauffer ces quatre étages, il avait donc résolu de faire comme les ours, et de se composer une couche de graisse à la diable pour l’hiver comme pour l’été, qui n’était pas beaucoup plus chaud d’ailleurs. La cuisine, malgré son plancher bancal et moisi, était la pièce la plus propre de la maison.
Lorsqu’on revient en arrière, qu’on repasse par le salon et qu’on se retrouve dans le hall d’entrée, on peut voir à sa gauche un escalier qui mène au premier étage, et juste à sa droite, une petite porte derrière laquelle se trouve la penderie, qui sert d’ailleurs aussi de débarras. Rempli de vestes, de chapeaux, de chaussettes d’hiver, d’écharpes, de manteaux et de nombreux autres vêtements, c’est l’endroit le plus confortable et le plus chaud de toute la maison. Lorsque l’on veut être tranquille, ne plus rien entendre ni sentir, lorsqu’on veut se couper du monde pour se recueillir un moment, c’est dans la penderie qu’il faut aller. Quand on s’y enferme, chaque partie du corps est soutenue par un habit quelconque, par les murs ou par la porte, on ne doit plus fournir d’effort pour rien. Il règne dans la penderie une clarté orangeâtre qui met les yeux à l’aise, un silence qui masse les épaules des oreilles, une douceur qui fait tout oublier. Mais dans la penderie, il n’y a pas non plus beaucoup d’espace, et donc pas beaucoup d’air, alors on finit par sortir revigoré, relaxé, prêt à tout recevoir avec le sourire, que ce soit un invité surprise ou une chauve-souris dans l’œil.
En sortant de la penderie, on se dirige tout naturellement vers l’escalier. L’envie de s’élever prend le pas sur celle de garder les pieds sur terre. La maison vous invite vers les hauteurs, vous n’y tenez plus. Au premier étage, il n’y a qu’une immense pièce vide et froide éclairée par quatre large fenêtres qui font pénétrer la lumière solaire partout, et dont les murs sont couverts de petites phrases et maximes philosophiques, de poèmes étranges écrits par celui qui habite la maison. Il passe ici le plus clair de son temps. La maison lui offre ses larges murs blancs pour qu’il y travaille son art silencieux et visible de lui seul, car ses invités (quand il y en a), n’ont pas le droit de s’arrêter au premier étage. Sans être Barbe Bleue, il convie gentiment les gens à monter directement au second, ou à retourner en bas pour éventuellement aller se ressourcer dans la penderie ou fixer l’écran de la télé. Jusqu’à maintenant, tout le monde a toujours suivi ses directives. Il n’y a jamais eu de violence dans la maison, fût-elle verbale, depuis qu’il y a élu domicile. Et c’est bien mieux comme ça.
Lorsqu’il écrit, il exprime ce flot étrange qui coule dans son cœur et dans sa tête, il le touche, se laisse emporter quelques minutes, profite d’un petit îlot tranquille pour se reposer… les lettres qui s’alignent sur le mur n’ont de sens que pour lui. Elles sont pure émanation de son imagination. Parfois elles s’étalent longuement, devenant presque des romans étranges dont les personnages sont biscornus et leurs actions incompréhensibles ; parfois elles forment un carré strict tandis qu’il y distille une poésie qui ne suit que ses propres règles. Il peut parfois passer des journées entières à cette activité, mais les murs sont si grands qu’il a toujours de la place. Lorsqu’il achève un poème ou une histoire, son cœur bat comme s’il venait de courir deux marathons. Libéré d’une peur ou d’une pression dont il n’avait pas conscience, il inspire lentement, puis expire, et il lui semble alors faire sortir de lui tout ce qui est gênant et désagréable, pour ne garder que ce qui est bon.
Il s’est parfois demandé si cela chatouillait la maison lorsqu’il écrivait sur ses murs, mais elle n’a jamais daigné répondre à cette question.
Au second étage se trouve la salle de bain. Une grande baignoire blanche immaculée occupe le centre de la pièce, et autour d’elle trois lavabos sont alignés. Pourquoi trois ? Pourquoi pas. Il aime se balader dans la salle de bain, là où ça sent toujours bon. Des odeurs de vieux shampooings forment des petits nuages invisibles, les lavabos sont si grands qu’on pourrait presque s’y asseoir pour boire une tasse de thé (ou de café, c’est comme on veut). Les toilettes sont à l’extérieur dans une autre petite pièce à part bien sûr, mais n’en parlons pas, d’ailleurs qui veut parler de ce sujet ? Personne. Du moins personne ne veut en parler en toute bonne foi. Ce qui se passe aux toilettes reste aux toilettes, c’est préférable, pour tout le monde. Disons pour faire court qu’il y a en permanence trois rouleaux de papier toilette triple épaisseur à motif floral, que la lunette comme la cuvette sont toujours d’une parfaite propreté, et que la chasse d’eau se coince parfois, ce qui donne lieu à réparations sommaires.
La brosse de nettoyage est la seule et unique chose étant l’objet de conflits entre la maison est celui qui y vit. Ce dernier voit cette brosse comme l’objet le plus repoussant, le plus dégoûtant, le plus disgracieux possible ; il ne s’en saisirait pas pour tout l’or et toutes les bonnes raisons du monde. Il déclara, l’une des rares fois où il parla, qu’il ne l’utiliserait un jour que si sa vie en dépendait. La maison, de son côté, comprend chaque meuble, chaque poussière, chaque objet qu’elle contient comme faisant partie intégrante d’elle-même. La brosse n’est pas une exception, et parfois lorsque celui qui l’habite y pense avec dégoût, elle verse une petite larme. Ces larmes de maison qui ne sont pas comme les larmes que nous pleurons. Ce n’est pas de l’eau, ce n’est pas mouillé, ça ne pique pas les yeux. C’est plutôt une impression, comme une plongée dans le sol, comme être coincé dans une pile de pneus, comme voir des gens partir en vacances quand on est coincé à la maison avec des devoirs ennuyeux à mourir. Lorsque la maison pleure, tous les gens qui s’y trouvent pleurent aussi, sans savoir pourquoi. Un poids invisible s’attache à tous les cœurs, ternit toutes les saveurs, et même le beurre alors, ne rend plus tout meilleur.
Heureusement la brosse dans les toilettes est le seul article qui soit conflictuel d’une manière ou d’une autre, et donc la plupart du temps, les cœurs sont paisibles.
Hors de la salle de bain, juste entre le dernier escalier qui mène au dernier étage et l’escalier précédent qui mène à l’étage précédent, se trouve une immense armoire en chêne massif, aux portes robustes et aux pieds résistants, qui contient tout un fatras d’affaires hétéroclites : depuis de vieux élastiques jusqu’à des papiers qui avaient probablement été importants par le passé, en passant par des photographies de sandwichs, d’antiques billets de loterie, des miettes d’on ne sait quoi, des bonbons fossilisés, et bien sûr des dizaines d’attache-trombones qui s’étalent partout comme d’étranges petits insectes argentés. C’est dans cette armoire que, l’on range les objets qui ne sont pas à leur place et dont cette place est inconnue, impossible à déduire, et qu’on ne peut avec les moyens du bord fabriquer quoi que ce soit pour les mettre dedans. L’armoire en chêne devient donc la vraie place de nombreuses choses dont l’inutilité est tout à fait avérée. Un havre de paix pour les perdus, et ils sont si nombreux…
Au dernier étage, enfin, lorsqu’on monte l’ultime escalier à la rampe cirée et aux marches qui craquent et grincent, on arrive dans la chambre du maître de maison. Une pièce tout droit sortie des fantasmes de tous les jeunes adolescents qui rêvent de partir loin et d’avoir un endroit qui leur appartienne pour en faire ce qu’ils veulent sans payer.
Contre le mur de gauche s’adosse une longue et haute bibliothèque entièrement remplie de livres qui s’alignent, au garde-à-vous, en attendant leur tour d’être lus ou relus, qu’on vienne puiser en eux cette nourriture dont l’imagination a besoin pour continuer a tourner rond. Il lisait énormément quand il n’écrivait pas. Il trouvait n’importe quelle source de lumière, le four allumé ou une demi allumette pouvaient suffire, et dévorait n’importe quel ouvrage. Il les avait déjà tous parcourus plusieurs fois. Leurs pages étaient parfois cornées, parfois jaunies, mais jamais déchirées. Les classiques côtoyaient les œuvres obscures et quasiment inconnues. Le rayon du bas contenait des encyclopédies, des dictionnaires et de nombreux autres volumes contenant avec peine tout le savoir du monde. Celui du haut ne contenait rien, il était trop haut.
Deux grandes fenêtres donnaient vue sur la rue déserte. En ce moment on pouvait voir le froid à l’œuvre, terrorisant une boulangerie-pâtisserie plus petite que lui, éteignant les fours, gelant les glaçages, refroidissant les tasses de café en un instant sans que personne ait pu en profiter. C’était un terrible spectacle. Il lui arrivait de rester des heures devant ces ouvertures sur le monde extérieur à regarder ce dernier : les lueurs du soleil caressant de gros nuages, les dernières feuilles des arbres tombant tristement sur le sol, et la maison, silencieuse, regardait avec lui. Ils se recueillaient souvent, se demandant ce qu’ils allaient devenir lorsque le froid déciderait de les prendre véritablement d’assaut, d’user de tout son pouvoir pour les réduire à l’état de fine neige poudreuse. Il tapotait alors son ventre rempli de fondue et reprenait confiance, rassurant la maison. Parfois, au lieu de regarder par la fenêtre, il s’allongeait sur son grand lit et rêvassait en regardant dans le vide, tandis que la maison veillait à ce que personne ne reste trop longtemps au premier étage. Des posters représentant parfois des groupes de musique, parfois des images supposées être d’une grande beauté, s’étalaient sur les murs et le plafond. Le sol était recouvert d’une douce moquette rouge ternie par les ans, et près de l’armoire à vêtements se trouvait un tableau peint à l’huile qui se demeurait là depuis aussi longtemps qu’il puisse s’en souvenir.
La pièce avait l’ambiance douillette et orangée de la penderie, mais disposait de plus d’air, et les rayons du soleil s’y ébattaient avec une telle finesse que chaque instant donnait mille nuances lumineuses à observer.
Lorsqu’il était vraiment tard, il disait au revoir à tout le monde, montait le premier escalier, soupirait quelques instants en cherchant quelques nouveaux mots à graver dans les murs, grimpait rapidement le second escalier, tentait de ne pas penser à la brosse des toilettes pour ne pas faire de peine à la maison, et enfin se rendait dans sa chambre, empli de paix, se jetait sur son matelas et s’endormait presque instantanément, bercé par les petits grincements amicaux de la maison, par le vent à l’extérieur, et par les allées et venues des oiseaux dont le nid se trouvait à côté des fenêtres.
Certains matins, en se réveillant, il lui arrivait de se rendre compte sans raison apparente que tout cela était aberrant. Que cette maison n’avait plus vu d’invités depuis qu’il y avait mis les pieds, que rien ne marchait, la cuisinière pas plus que la télévision, que la penderie n’était qu’un débarras ignoble où régnait une odeur de poussière qui vous sèche un nez en moins de temps qu’il n’en faut pour manger un chips, que les escaliers croulants ne tiendraient pas bien longtemps encore, que les choses qu’il écrivait sur les murs n’avaient aucun sens, aucune profondeur, aucun ordre, que les toilettes étaient l’endroit le plus affreux et le plus glauque qu’il ait jamais vu, tout comme la salle de bain, dont il abhorrait les trois lavabos, les trouvant sinistres. Il réalisait que cet endroit n’était qu’une ruine parmi tant d’autres, que le froid ne pouvait pas avoir une conscience propre et que tous les gens qui en étaient morts n’avaient pas pu se défendre ou se battre. Il voyait l’avenir comme autant de jours interminables, autant de réveils vaseux et de soirées solitaires, autant de déambulations et de dîners imaginaires. Pire que tout, il se rendait compte qu’il était complètement fou, et que la maison n’était qu’une maison et rien de plus. Et lorsqu’il s’en rendait compte, il pressait ses mains contre son visage et versait des larmes, se retournait dans son lit et se rendormait par dépit.
Puis, lorsqu’il se réveillait à nouveau, il prenait en pitié le petit homme qui venait de pleurer pour rien. Exprimait son empathie par une moue ennuyée, accompagné par la maison qui avait toujours eu un grand cœur. Ensuite, il se focalisait sur le bon côté des choses : encore une belle journée avec ce soleil glacé qui échauffe les passions, la guerre contre le froid est presque gagnée d’avance, le repas cuit en bas, et sa tête fourmille de nouvelles phrases à graver sur les murs. Que demander de plus ?
dimanche 12 février 2012
L'abat-jour de ma vie.
Le jour où j’ai commencé à travailler dans cette boîte, je ne savais pas trop à quoi m’attendre. Le logo ne disait rien, la devanture non plus, le type qui m’avait engagé n’avait semblé capable que de grogner ou de murmurer, quant aux autres employés, n’en parlons même pas.
Et voilà qu’on me file un balai et que je dois enlever toute trace de poussière de tous les couloirs. Un chef me fixe pendant que j’exécute ma besogne, et des robots sophistiqués viennent régulièrement mesurer le taux de poussière pour être sûr que je fais mon boulot correctement.
Après huit heures passées uniquement à balayer, mes bras me font mal, ma tête et ma dignité aussi. Mon chef décrète qu’on peut maintenant manger par terre, et il joint le geste à la parole en sortant sa petite boîte à repas et en mangeant son contenu de bon appétit à même le sol.
Je suis rentré chez moi éreinté et j’ai dormi jusqu’au lendemain, qui ne fut pas plus réjouissant.
Un homme en blouse blanche me demande de le suivre. Je n’ai jamais pu faire confiance à des mecs avec des lunettes. Quelques minutes plus tard, voilà que je me retrouve à évider des crapauds morts pour faire de la nourriture pour chats. Un tapis roulant amène les carcasses à vider et moi et quelques autres, habillés comme des infirmiers pendant une opération, nous prenons, tranchons, arrachons et reposons les bestioles sur le tapis qui les emmène vers un grand broyeur ou un genre de compacteur. Peu importe.
Après douze heures passées uniquement à tripoter des tripes et à bidouiller dans le bide de petits animaux morts, j’étais plus que fatigué, ce mot n’avait même plus de sens. Je suis rentré chez moi sans appétit, je me suis couché, regonflant mon oreiller d’un geste mécanique, dépourvu de passion, comme celui que j’avais exécuté toute la journée. L’odeur en moins.
Le troisième jour, il pleut. L'orage commence évidemment juste après que j'aie quitté ma maison, j'arrive donc trempé au travail. Une dame très jolie mais au visage autoritaire me dit que toute cette pluie m’empêche de passer le balai. Je ne comprends pas pourquoi mais je prie intérieurement toutes les divinités pour ne pas être relégué aux grenouilles. Elle consulte un carnet avec ses yeux de biche et me donne un numéro de couloir, un numéro de porte et un numéro de sous-employé-demi-chef à qui je dois m’adresser.
Par chance, ces numéros ne correspondaient pas au tapis roulant morbide. J'entre dans la pièce en question, et une odeur plâtreuse me prend au nez. Je trouve l’employé à qui je suis supposé m’adresser, et sans rien dire il m’explique en détail mon rôle : je dois empiler des dalles de béton, puis les transporter à la main de l’autre côté de la pièce, puis les compter, noter dans un carnet combien j’en ai déposées et répéter l’opération autant de fois que possible, j’ai droit à une pause clope toutes les heures. Mais je ne fume pas. Je le lui précise, et lui me fait comprendre sans rien dire que je n'aurais pas de pause finalement.
Je me mets donc au travail, mettant un point d'honneur à détruire mon dos le plus possible avec une attention soutenue pour bien faire craquer chaque vertèbre et distendre chaque tendon.
Après quatorze heures passées uniquement à transporter des dalles de béton, j’en avais plus que marre. Je suis rentré chez moi à moitié mort et à moitié furieux, bien décidé à ce que le lendemain soit la dernière journée que je passerais dans cet infernal endroit.
Le lendemain, il fait beau, un petit oiseau vient me réveiller en piaillant à la fenêtre. Je me sens détendu, quoi que courbaturé. Je m'habille et je vais au travail. En arrivant, j'aperçois des banderoles colorées accrochées partout. Sur certaines on peut lire « fête des employés » et sur d’autres des mots anglais en rapport avec des festivités placés les uns derrière les autres sans donner un sens général particulièrement profond.
Je demande où je dois me rendre au premier employé que je trouve, et il me tape sur l’épaule en riant, me traitant de débile en me disant qu’aujourd’hui, personne ne travaille, car c’est la fête des employés. Alors d’autres de mes confrères et consoeurs sont arrivent en chahutant et me servent à boire tout en me passant quelques amuse-gueules franchement délicieux.
Nous buvons beaucoup. Le patron lui-même est présent et serre des mains à tout va. Je ressens malgré moi une subtile déférence envers cet individu cravaté. Nous mangeons énormément de petits cubes de fromages et des quantités mirobolantes d’œufs à la cressonnette en chantant des tubes des années quatre-vingt. Tout le monde est content, tout le monde rit, tout va bien, nous sommes tous ensemble, tous égaux !
Le soir, je rentre chez moi apaisé, souriant et un peu saoul. Je me jette dans mon lit et rêve de bonheur, d'alcool et de rires, et plus encore si possible.
Le lendemain, après quelques insultes tacites, on me réassigne aux grenouilles.
Et merde.
jeudi 9 février 2012
Le sursaut vivant
C'était un ou une après-midi très agréable. Bien que le sol fut couvert de neige glaciale, et que dehors le gel tuait froidement toute trace de chaleur, à l'intérieur il faisait bon. Je m'étais préparé un petit thé, peu importe sa couleur, et je m'étais mis à le boire en frétillant comme un poisson qui jouit.
Une rare motivation était sur le point de faire son séjour hivernal dans mon crâne. Elle arriva toute penaude, trempée jusqu'aux os, les jambes flageolantes. Un vrai petit chat mouillé, une petite taupe perdue à la surface, un aveugle sans canne. Moi qui ai toujours eu tant d'empathie, je fus pris d'une pitié quasiment intraveineuse, immédiate. Je l'accueillis, lui donnai des vêtements propres, elle était bien gentille, bien polie, sage comme une image. Elle souriait, ah comme elle souriait, j'aurais pu en tomber amoureux, si j'en avais encore été capable. Je ne l'étais plus. La drogue était désormais ma seule fiancée. Rêche et sèche par moments, mais tellement délicieuse.
J'avais oublié mon thé, qui refroidissait. Il imitait Sonic le hérisson et tapait du pied en disant cette phrase si énervante : "J'ai failli attendre". Merci pour tout, Sonic. Je bus donc mon thé, mais il était déjà tiède. Lukewarm comme on dit en anglais, à la température de Luke donc. Je slurpais en me demandant de quel Luke il pouvait bien s'agir.
Quand je revins voir ma motivation rescapée, je la trouvai endormie, ronronnant paisiblement dans le fauteuil. Le plaid que je lui avais prêté pour lui tenir chaud était légèrement tombé. Je le rajustai, éteignis les lumières, et allai me coucher. J'eus le temps d'entrer en phase R.E.M, après cela, la motivation se glissa dans mes draps et s'introduisit dans mon cerveau en gloussant comme une vierge faussement effarouchée. D'un seul coup je sentis mon sang bouillir. L'envie d'envoyer balader la réalité, puissante, écrasa tous mes autres désirs avant d'inviter son ami, le vœu de construire. Je me souvins alors d'une nouvelle que j'avais écrite il y a quelques mois, alors que ma vie était la plus parfaite possible, que des oiseaux chantaient à tue-tête partout dans mon existence pour me rappeler ma chance. Je m'en rappelle avec une nostalgie qui m'envoie des traits de glace dans le cœur.
Mais cette nouvelle, je ne l'avais jamais corrigée, ni même relue. C'était toujours comme ça. J'écrivais un petit quelque chose, puis je reposais la feuille de papier, le bic, je rangeais tout, et j'oubliais tout. Ce n'est que bien plus tard que j'osais jeter à nouveau un œil à mes œuvres. Si tant est qu'on puisse parler d’œuvres.
Celle-ci était écrite dans un carnet vert, un petit cahier disons, plus grand qu'un carnet, mais moins qu'un vrai cahier. J'allai donc passer un pantalon, un t-shirt un peu moche, et je me mis à chercher ledit petit cahier. Je le trouvai sans aucune difficulté, ce qui voulait dire que le jour où j'avais rangé cet objet, j'avais eu un soubresaut d'ordre. En mon for intérieur, je me suis dit que c'était peut-être un mauvais signe... mais je ne m'en rendis pas tout à fait compte.
Je commençai donc la relecture et la correction de ma petite chérie avec un frisson de joie. Mais alors que mes yeux parcouraient la page à toute vitesse et que j'avais le sourire aux lèvres, j'eus un nouveau frisson. Un frisson de terreur cette fois. Je m'y repris à deux fois, je lus la première partie de la nouvelle encore et encore. C'était... c'était horrible, affreux, ridicule, minable, fécal, immonde, atroce, innommable, infâme, puéril, immangeable, irracontable, désuet, laid et moisi, moisi, tellement moisi. Et niais, surtout, vraiment niais.
Je n'arrivais pas à y croire, j'étais vraiment la personne qui avait écrit ces lignes avec tant de bonheur, d'inspiration et de magie ? Tant de fierté ? Je pensais vraiment à l'époque que ce serait l'un de mes chefs-d’œuvre, et pourtant, quel étron ne se retrouvait-il pas pondu là, reposant entre mes mains tremblantes ? Les mots étaient mal choisis, les tournures lourdes, les jeux de mots minables, les personnages creux et repoussant. Et tout était tellement long, tellement mal fait, tellement illisible.
Au fur et à mesure de ma lecture, que je faisais quand même dans l'espoir de me sauver moi-même, j'étais de plus en plus dégoûté par mon propre art. Bientôt, l'étonnement fit place à la colère, puis à la tristesse, et enfin à la nausée. Je vomis longuement sur les pages blanches, tout ce que j'avais pu ingurgiter depuis trois jours y passa. Un vomi puant, et inflammable. Je décidai de brûler l'irrécupérable torchon et de ne plus jamais y penser.
Tandis que les flammes de l'Enfer réclamaient leur dû, la motivation était partie. L'envie de créer aussi, le bonheur s'était fait la malle. J'avais créé un monstre. Il avait brûlé... non, il était en moi, toujours. Je regardai mes mains avec effroi. Ces choses pouvaient si facilement détruire, ou créer le destructeur ! Je voulus les fuir mais elles me suivirent en me narguant, avec leurs doigts noueux, mal équarris, leurs ongles trop longs, jaunes, sales. Je pleurai de grosses larmes, comment faire ? Je n'allais tout de même pas me couper les mains !
Comme alternative, je décidai d'arrêter d'écrire. Pour toujours. Hors de question que ça se reproduise. Je mis donc tout mon papier, tous mes ustensiles d'écriture dans un sac poubelle que je fermai avant de le jeter dehors comme s'il eut été rempli de puces.
Deux ans passèrent sans que je n'écrive rien. Pas même une signature, ni un mail, ni rien, rien du tout. J'avais maigri, j'étais presque filiforme par manque de sommeil et de nourriture. L'envie même de me sustenter m'avait quitté. Mais au moins je n'avais plus craché d'immondices avec mes mains. Dans le fond, j'étais heureux, aussi heureux qu'on peut l'être sans but, sans force, sans rien.
Les jours passaient, et passaient. Et rien ne se passait. Jusqu'à cette étrange nuit de novembre. Il pleuvait et je n'arrivais pas à dormir. C'était devenu une habitude. Alors je déambulais dans ma maison vaguement éclairée par quelques ampoules économiques. Le plancher craque. Ça sent la cendre de cigarette. Je me sens faiblir, mes jambes tremblent, je sue des gouttes froides. Pendant deux secondes, ou peut-être quelques minutes, je perds conscience. Quand je reviens à moi, je suis assis à la table. Un stylo à la main, et une feuille de papier immaculée posée devant moi. Je veux hurler de peur mais à la place je ressens comme une main m'assénant une violente claque sur la joue. Je veux me relever mais une force irrésistible me force à rester assis.
Alors je reste là, à contempler cette feuille. Elle m'appelle, j'entends sa voix. Mais je ne réponds pas. J'ai appris à ne pas céder à ses charmes il y a longtemps. Et je sens mes yeux qui brûlent, ma bouche sèche, mes doigts qui pianotent dans le vide. Je sens le vide en moi s'agrandir, devenir un tourbillon immense avalant tout ce qu'il me reste. Mes souvenirs me paraissent fades, mes idées sont grises, et la page est blanche. Les larmes coulent en deux petits torrents, et j'agrippe le stylo. Au fond, je n'ai plus rien à perdre, et si je crée un nouveau monstre, celui-là me dévorera, et je serai tranquille. Enfin.
Je n'ai pas besoin de chercher vraiment, je pose mon stylo sur le papier et c'est comme si ma main bougeait de sa propre volonté. Les mots s'enchaînent, jouent ensemble, génèrent d'autres mots, plus grands, parfois plus petits, parfois de taille égale. Les phrases communiquent entre-elles, se voient, s'entendent, surveillent les mots, bienveillantes. L'eau salée se mêle à l'encre, traces clair-foncé sur le papier griffonné. Ma main a des ailes. Mon cerveau se mouche d'émotion. Tout se passe tellement vite. Une heure passe, deux, puis trois. La page n'en finit pas de se remplir, et je ne m'arrête pas d'écrire. Je ne vois plus rien pourtant, je ne sais même plus à quoi ressemble les lettres que je trace, si c'est bien moi.
Le soleil se lève le coq chante, son cri perce mes oreilles casse le sortilège, je m'effondre en bavant je roule par terre comme un pantin désarticulé, je n'entends plus que des acouphènes, géants de i et de u qui viennent chanter leur petite chanson, pour moi tout seul. Et pour la première fois depuis longtemps, je crois bien dormir un peu, vraiment.
A mon réveil j'ai mal au dos. J'ai aussi mal aux reins, et aux mains, et aux pieds, et à la tête, surtout. Je me relève, cassé en deux. Je m'accroche à la chaise et j'arrive à me hisser dessus par un effort surhumain. La page est là, ou plutôt les pages, il y en a tellement. La table en est recouverte, au point qu'on ne les distingue presque plus. Je farfouille, j'essaye de trouver le début. C'est une tâche complexe, rien n'est clair, il n'y a pas de paragraphes, de titres, aucune indication. Mais pour chercher je dois un peu lire par-ci par-là. Et je sens mon cœur se gonfler jusqu'à en éclater. Deux microsecondes plus tard, je trouve la première page, et je crois bien être pulvérisé.
C'est beau.
Une rare motivation était sur le point de faire son séjour hivernal dans mon crâne. Elle arriva toute penaude, trempée jusqu'aux os, les jambes flageolantes. Un vrai petit chat mouillé, une petite taupe perdue à la surface, un aveugle sans canne. Moi qui ai toujours eu tant d'empathie, je fus pris d'une pitié quasiment intraveineuse, immédiate. Je l'accueillis, lui donnai des vêtements propres, elle était bien gentille, bien polie, sage comme une image. Elle souriait, ah comme elle souriait, j'aurais pu en tomber amoureux, si j'en avais encore été capable. Je ne l'étais plus. La drogue était désormais ma seule fiancée. Rêche et sèche par moments, mais tellement délicieuse.
J'avais oublié mon thé, qui refroidissait. Il imitait Sonic le hérisson et tapait du pied en disant cette phrase si énervante : "J'ai failli attendre". Merci pour tout, Sonic. Je bus donc mon thé, mais il était déjà tiède. Lukewarm comme on dit en anglais, à la température de Luke donc. Je slurpais en me demandant de quel Luke il pouvait bien s'agir.
Quand je revins voir ma motivation rescapée, je la trouvai endormie, ronronnant paisiblement dans le fauteuil. Le plaid que je lui avais prêté pour lui tenir chaud était légèrement tombé. Je le rajustai, éteignis les lumières, et allai me coucher. J'eus le temps d'entrer en phase R.E.M, après cela, la motivation se glissa dans mes draps et s'introduisit dans mon cerveau en gloussant comme une vierge faussement effarouchée. D'un seul coup je sentis mon sang bouillir. L'envie d'envoyer balader la réalité, puissante, écrasa tous mes autres désirs avant d'inviter son ami, le vœu de construire. Je me souvins alors d'une nouvelle que j'avais écrite il y a quelques mois, alors que ma vie était la plus parfaite possible, que des oiseaux chantaient à tue-tête partout dans mon existence pour me rappeler ma chance. Je m'en rappelle avec une nostalgie qui m'envoie des traits de glace dans le cœur.
Mais cette nouvelle, je ne l'avais jamais corrigée, ni même relue. C'était toujours comme ça. J'écrivais un petit quelque chose, puis je reposais la feuille de papier, le bic, je rangeais tout, et j'oubliais tout. Ce n'est que bien plus tard que j'osais jeter à nouveau un œil à mes œuvres. Si tant est qu'on puisse parler d’œuvres.
Celle-ci était écrite dans un carnet vert, un petit cahier disons, plus grand qu'un carnet, mais moins qu'un vrai cahier. J'allai donc passer un pantalon, un t-shirt un peu moche, et je me mis à chercher ledit petit cahier. Je le trouvai sans aucune difficulté, ce qui voulait dire que le jour où j'avais rangé cet objet, j'avais eu un soubresaut d'ordre. En mon for intérieur, je me suis dit que c'était peut-être un mauvais signe... mais je ne m'en rendis pas tout à fait compte.
Je commençai donc la relecture et la correction de ma petite chérie avec un frisson de joie. Mais alors que mes yeux parcouraient la page à toute vitesse et que j'avais le sourire aux lèvres, j'eus un nouveau frisson. Un frisson de terreur cette fois. Je m'y repris à deux fois, je lus la première partie de la nouvelle encore et encore. C'était... c'était horrible, affreux, ridicule, minable, fécal, immonde, atroce, innommable, infâme, puéril, immangeable, irracontable, désuet, laid et moisi, moisi, tellement moisi. Et niais, surtout, vraiment niais.
Je n'arrivais pas à y croire, j'étais vraiment la personne qui avait écrit ces lignes avec tant de bonheur, d'inspiration et de magie ? Tant de fierté ? Je pensais vraiment à l'époque que ce serait l'un de mes chefs-d’œuvre, et pourtant, quel étron ne se retrouvait-il pas pondu là, reposant entre mes mains tremblantes ? Les mots étaient mal choisis, les tournures lourdes, les jeux de mots minables, les personnages creux et repoussant. Et tout était tellement long, tellement mal fait, tellement illisible.
Au fur et à mesure de ma lecture, que je faisais quand même dans l'espoir de me sauver moi-même, j'étais de plus en plus dégoûté par mon propre art. Bientôt, l'étonnement fit place à la colère, puis à la tristesse, et enfin à la nausée. Je vomis longuement sur les pages blanches, tout ce que j'avais pu ingurgiter depuis trois jours y passa. Un vomi puant, et inflammable. Je décidai de brûler l'irrécupérable torchon et de ne plus jamais y penser.
Tandis que les flammes de l'Enfer réclamaient leur dû, la motivation était partie. L'envie de créer aussi, le bonheur s'était fait la malle. J'avais créé un monstre. Il avait brûlé... non, il était en moi, toujours. Je regardai mes mains avec effroi. Ces choses pouvaient si facilement détruire, ou créer le destructeur ! Je voulus les fuir mais elles me suivirent en me narguant, avec leurs doigts noueux, mal équarris, leurs ongles trop longs, jaunes, sales. Je pleurai de grosses larmes, comment faire ? Je n'allais tout de même pas me couper les mains !
Comme alternative, je décidai d'arrêter d'écrire. Pour toujours. Hors de question que ça se reproduise. Je mis donc tout mon papier, tous mes ustensiles d'écriture dans un sac poubelle que je fermai avant de le jeter dehors comme s'il eut été rempli de puces.
Deux ans passèrent sans que je n'écrive rien. Pas même une signature, ni un mail, ni rien, rien du tout. J'avais maigri, j'étais presque filiforme par manque de sommeil et de nourriture. L'envie même de me sustenter m'avait quitté. Mais au moins je n'avais plus craché d'immondices avec mes mains. Dans le fond, j'étais heureux, aussi heureux qu'on peut l'être sans but, sans force, sans rien.
Les jours passaient, et passaient. Et rien ne se passait. Jusqu'à cette étrange nuit de novembre. Il pleuvait et je n'arrivais pas à dormir. C'était devenu une habitude. Alors je déambulais dans ma maison vaguement éclairée par quelques ampoules économiques. Le plancher craque. Ça sent la cendre de cigarette. Je me sens faiblir, mes jambes tremblent, je sue des gouttes froides. Pendant deux secondes, ou peut-être quelques minutes, je perds conscience. Quand je reviens à moi, je suis assis à la table. Un stylo à la main, et une feuille de papier immaculée posée devant moi. Je veux hurler de peur mais à la place je ressens comme une main m'assénant une violente claque sur la joue. Je veux me relever mais une force irrésistible me force à rester assis.
Alors je reste là, à contempler cette feuille. Elle m'appelle, j'entends sa voix. Mais je ne réponds pas. J'ai appris à ne pas céder à ses charmes il y a longtemps. Et je sens mes yeux qui brûlent, ma bouche sèche, mes doigts qui pianotent dans le vide. Je sens le vide en moi s'agrandir, devenir un tourbillon immense avalant tout ce qu'il me reste. Mes souvenirs me paraissent fades, mes idées sont grises, et la page est blanche. Les larmes coulent en deux petits torrents, et j'agrippe le stylo. Au fond, je n'ai plus rien à perdre, et si je crée un nouveau monstre, celui-là me dévorera, et je serai tranquille. Enfin.
Je n'ai pas besoin de chercher vraiment, je pose mon stylo sur le papier et c'est comme si ma main bougeait de sa propre volonté. Les mots s'enchaînent, jouent ensemble, génèrent d'autres mots, plus grands, parfois plus petits, parfois de taille égale. Les phrases communiquent entre-elles, se voient, s'entendent, surveillent les mots, bienveillantes. L'eau salée se mêle à l'encre, traces clair-foncé sur le papier griffonné. Ma main a des ailes. Mon cerveau se mouche d'émotion. Tout se passe tellement vite. Une heure passe, deux, puis trois. La page n'en finit pas de se remplir, et je ne m'arrête pas d'écrire. Je ne vois plus rien pourtant, je ne sais même plus à quoi ressemble les lettres que je trace, si c'est bien moi.
Le soleil se lève le coq chante, son cri perce mes oreilles casse le sortilège, je m'effondre en bavant je roule par terre comme un pantin désarticulé, je n'entends plus que des acouphènes, géants de i et de u qui viennent chanter leur petite chanson, pour moi tout seul. Et pour la première fois depuis longtemps, je crois bien dormir un peu, vraiment.
A mon réveil j'ai mal au dos. J'ai aussi mal aux reins, et aux mains, et aux pieds, et à la tête, surtout. Je me relève, cassé en deux. Je m'accroche à la chaise et j'arrive à me hisser dessus par un effort surhumain. La page est là, ou plutôt les pages, il y en a tellement. La table en est recouverte, au point qu'on ne les distingue presque plus. Je farfouille, j'essaye de trouver le début. C'est une tâche complexe, rien n'est clair, il n'y a pas de paragraphes, de titres, aucune indication. Mais pour chercher je dois un peu lire par-ci par-là. Et je sens mon cœur se gonfler jusqu'à en éclater. Deux microsecondes plus tard, je trouve la première page, et je crois bien être pulvérisé.
C'est beau.
Tétralogie rhumatismale
Juste à la fin de la machine à remonter le temps, mes yeux se sont perdus en avant, vers deux gamines qui parlaient ragots.
Leur voix était nasillarde et l’une d’entre elle tenait par le bras son robot de mari, son abruti de robot qui affichait toujours le même air à la fois vide et satisfait. Il profitait de la simple sensation de se trouver en contact physique avec ce petit morceau de femme en devenir.
Je posai mon livre, alors que les pages les plus époustouflantes étaient de toutes façons passées, et entrepris de discrètement les observer. Car après tout, ce zoo qu’est l’humanité n’est-il pas une source d’inspiration infinie ?
Je pris donc l’air de celui qui rêvasse à la fenêtre tout en regardant du coin de l’œil le couple étrange et l’interlocutrice de la femme au robot.
Ils parlaient et parlaient encore. Ils n’arrêtaient pas de causer, de blablater, parfois ils gueulaient un peu, reviraient vers un brouhaha lancinant, et parlaient encore. La conversation s’orienta vers des sujets de plus en plus vides à mesure que le temps passait.
Le ridicule de l’homme m’était de plus en plus évident et la femme était plus énervante à chaque seconde que je passais à les fixer.
Leur parlotte s’éteignit bientôt et ne subsista que quelques mots entremêlés avant que ce silence bien connu, si gênant et énorme, ne tombe.
C’était exactement le même silence qu’essayaient d’éviter ces deux présentateurs de radio ce matin après avoir annoncé la mort de Tony Curtis.
Voir ça était particulièrement horrible, et l’entendre, ce rien du tout, ce néant, était plus pénible que tout le reste. Alors je me suis endormi par dépit sans rien écrire et rêvai d’animaux insectes, et réciproquement, ils rêvèrent de moi.
Lorsque je me fus éveillé, j’étais au volant du bus et les petits baffles de l’habitacle me hurlaient du garage-rock à plein volume. Chaque note était comme une goutte de sirop.
En regardant dans le rétroviseur, je vis le bonhomme enrhumé et endormi que j’avais été juste avant. J’acceptai ma nouvelle existence et conduisis le bus comme un maître jusqu’au terminus avant de rentrer chez moi.
Ma femme, que je n’avais jamais vue, me salua froidement. Il semblait que je fus atterri dans une sale vie, et j’étais loin du compte. Ce personnage que j’étais à présent devait être un beau salaud avant que je n’en prenne possession. Mes enfants m’évitaient, nous ne mangions jamais tous ensemble, et les rares fois où on m’adressait la parole, c’était pour me demander de l’argent, ce que j’acceptais avec calme en attendant de découvrir quel horrible humain j’avais pu être par le passé.
Un soir, je demandai à ma femme de me dire les raisons de tout ceci parce que je n’y comprenais rien. Elle a ouvert de grands yeux, croyant que je me moquais d’elle. Elle s’est mise à pleurer, secouée par de violent sanglots, tout en me traitant de monstre, avant de partir dormir. Je restai seul dans la salle à manger avec un dîner froid.
Je ferme les yeux et soudain ces rêveries me semblent trop pessimistes. Je quitte le froid et l’horreur dormante de cet endroit pour me retrouver dans un petit jardin dans le sud de la France. L’air est empli de délicieuses odeurs. Je volette de fleur en fleur pour me nourrir de leur nectar puis je me pose sur un arbre, juste le temps d’apprécier la solidité de son écorce avant de repartir.
Je monte haut, très haut. Je sens tout autour de moi la nature toute entière se couper en quatre pour me rendre la vie merveilleuse.
Mais alors que ma poitrine se vide de toute pression, soudainement je me sens l’envie d’éternuer. Le froid enveloppe mon corps et mes yeux insectoïdes se mettent à pleurer. Au loin, j’entends une mélodie discordante. Chaque seconde dans cette existence devient un torrent de sensations.
C’est trop, beaucoup trop. Il faut que j’arrête absolument.
Alors je quitte le sud de la France et reviens dans la peau du chauffeur de bus. Ivre mort sur le trottoir et les yeux rouges et gonflés. Je le quitte à nouveau et me réveille dans ma chambre en tailleur, le front plein de sueur, dans la vie de ce type enrhumé qui jugeait les gens dans les transports en commun, ma vraie vie, au départ.
J’éternue si fort que j’en tombe de mon lit, propulsant un puissant geyser de mucus sur le mur.
Encore une nouvelle œuvre que les amateurs s’arracheront.
jeudi 19 janvier 2012
La légende des hectolitres
Ce matin j’ai faim je mange mon courrier, tas de publicités pour des opticiens véreux qui en veulent à mes yeux. Puis je vais chez ma tante boire une tasse de thé. Le breuvage manque de piquant, alors je m’endors.
A mon réveil, j’ai vieilli, mes oreilles bourdonnent, je suis entouré d’un brouillard blanc dans une pièce blanche sur une planche grise retenue en l’air par deux chaînes noires accrochées au mur et j’ai une barbe blanche constellée de toiles d’araignée.
Je ne me reconnais plus.
Je me lève et je sens que j’ai du mal, mes jointures craquent et blanchissent, je me sens grincer. Je vois d’autres gens qui sont comme moi et qui disent « je ne sais pas » en grimaçant. Je frissonne. Mais d’un coup le monsieur aux fleurs arrive. Il porte un chapeau panama et un grand sourire. Il nous donne une tulipe à chacun, petits bouts de couleur dans ce gris oppressant. Sa tâche terminée, il s’en va et nous laisse seuls.
Je pense tous les jours au monsieur aux fleurs. Ma tulipe est sur mon lit, à moitié fanée déjà. Moi je dors par terre et je supplie chaque jour le monsieur aux fleurs de revenir pour m’en donner une nouvelle. Alors il revient, toujours souriant, par cette maudite porte qui semble ne vouloir s’ouvrir que dans un sens. A nouveau il nous offre des fleurs avant de repartir. Ce ne sont pas des tulipes cette fois, mais je ne connais pas ces fleurs. Leur forme, leur couleur me sont inconnues. Je demande à tout le monde mais tout le monde me répond « je ne sais pas », alors, de rage, je lance ma fleur par terre, immédiatement interceptée par une souris au pelage blanc porcelaine.
Plus tard, le monsieur aux fleurs revient. Il n’a plus de fleurs cette fois, mais il sourit toujours. Il me dit « vous » et me prend par le bras. Tout le monde nous regarde alors que nous nous engouffrons dans la porte mystérieuse. Mon cœur va exploser. De l’autre côté il fait toujours aussi blanc. Je suis content d’être parti, mais ma vieille tulipe va me manquer.
Nous arrivons dans une grande pièce remplie de cubes colorés. Tant de couleur d’un coup, ça fait presque mal. Je le dis, et le monsieur sans fleurs me répond de n’avoir aucune inquiétude, que j’ai un nouveau travail à présent. Il m’explique qu’il y a quatre étages ici, avec des pièces vides. Il m’explique qu’il faut qu’il y ait dans chaque pièce un même nombre de cubes colorés. Il m’indique l’endroit où est rangée ma brouette de fonction et me donne un badge. Puis, il s’en va.
Je ne sais pas combien de fois j’ai pris l’ascenseur pour amener des blocs à tous les étages, mais ça fait du bien de se sentir utile. Les pièces vides, c’est effrayant. Longtemps après, le monsieur sans fleurs revient. Il me dit que si je travaille très dur, je pourrais bien un jour grimper les échelons et devenir coordinateur du centre de dispatching des blocs colorés.
Je n’ai pas tout compris, mais cette idée me remplit de joie.
A mon réveil, j’ai vieilli, mes oreilles bourdonnent, je suis entouré d’un brouillard blanc dans une pièce blanche sur une planche grise retenue en l’air par deux chaînes noires accrochées au mur et j’ai une barbe blanche constellée de toiles d’araignée.
Je ne me reconnais plus.
Je me lève et je sens que j’ai du mal, mes jointures craquent et blanchissent, je me sens grincer. Je vois d’autres gens qui sont comme moi et qui disent « je ne sais pas » en grimaçant. Je frissonne. Mais d’un coup le monsieur aux fleurs arrive. Il porte un chapeau panama et un grand sourire. Il nous donne une tulipe à chacun, petits bouts de couleur dans ce gris oppressant. Sa tâche terminée, il s’en va et nous laisse seuls.
Je pense tous les jours au monsieur aux fleurs. Ma tulipe est sur mon lit, à moitié fanée déjà. Moi je dors par terre et je supplie chaque jour le monsieur aux fleurs de revenir pour m’en donner une nouvelle. Alors il revient, toujours souriant, par cette maudite porte qui semble ne vouloir s’ouvrir que dans un sens. A nouveau il nous offre des fleurs avant de repartir. Ce ne sont pas des tulipes cette fois, mais je ne connais pas ces fleurs. Leur forme, leur couleur me sont inconnues. Je demande à tout le monde mais tout le monde me répond « je ne sais pas », alors, de rage, je lance ma fleur par terre, immédiatement interceptée par une souris au pelage blanc porcelaine.
Plus tard, le monsieur aux fleurs revient. Il n’a plus de fleurs cette fois, mais il sourit toujours. Il me dit « vous » et me prend par le bras. Tout le monde nous regarde alors que nous nous engouffrons dans la porte mystérieuse. Mon cœur va exploser. De l’autre côté il fait toujours aussi blanc. Je suis content d’être parti, mais ma vieille tulipe va me manquer.
Nous arrivons dans une grande pièce remplie de cubes colorés. Tant de couleur d’un coup, ça fait presque mal. Je le dis, et le monsieur sans fleurs me répond de n’avoir aucune inquiétude, que j’ai un nouveau travail à présent. Il m’explique qu’il y a quatre étages ici, avec des pièces vides. Il m’explique qu’il faut qu’il y ait dans chaque pièce un même nombre de cubes colorés. Il m’indique l’endroit où est rangée ma brouette de fonction et me donne un badge. Puis, il s’en va.
Je ne sais pas combien de fois j’ai pris l’ascenseur pour amener des blocs à tous les étages, mais ça fait du bien de se sentir utile. Les pièces vides, c’est effrayant. Longtemps après, le monsieur sans fleurs revient. Il me dit que si je travaille très dur, je pourrais bien un jour grimper les échelons et devenir coordinateur du centre de dispatching des blocs colorés.
Je n’ai pas tout compris, mais cette idée me remplit de joie.
lundi 9 janvier 2012
Carrousel infernal
Cette rue est déserte. Moi qui pensais trouver un oasis. Je ne sais même pas si on dit un oasis ou une oasis, je me sens perdu quand même les mots me lâchent. J'ai toujours cru qu'ils seraient avec moi, mais comme c'est souvent le cas quand on est trop proche des choses, on ne voit pas le coup arriver. J'ai du mal à parler. Une personne passe et j'essaye de lui demander l'arrêt de métro le plus proche, mais je n'arrive à dire qu'un "rhagl rhu" pitoyable. La personne en question me jette un regard en pleine face puis accélère sa petite marche. C'était une femme, je regarde son postérieur s'éloigner avec nostalgie.
Je secoue la tête un peu. Une bonne claque sur la joue gauche, une sur la droite. Allons ! Elle n'était même pas belle. Rien à voir avec les fleurs délicates qui m'attirent en temps normal. Est-ce que je perdrais la boule à tel point que me voilà attiré par n'importe qui ? Voire par n'importe quoi ? Non. J'avance un peu. Il fait noir, plus noir que noir. En fait, une sorte de gris très foncé, encore plus noir que du noir, plus sombre que la plus sombre des petites ruelles à viol. J'ai froid et j'aime ça. Quelle idée, je ne porte qu'un seul gant en laine. Rien d'autre. Complètement nu dans cette rue déserte... enfin pas complètement, il me reste un gant. Un seul gant.
Je fais un petit tour dans ma tête. Tout est bête à l'intérieur. Rien n'a de sens. J'y trouve un peu de fatigue, des blagues racistes, des stéréotypes sur les grecs, des peaux de banane en décomposition, quelques beaux souvenirs qui brûlent, un début de migraine. Quelle idée d'oublier son pantalon. Je me mets à courir pour avoir chaud, mais j'ai de plus en plus froid. Je sonne à un appartement, pas de réponse. Je sonne à une maison, encore moins de réponse. Je sonne à une boulangerie mais elle n'est pas encore ouverte. Quelle heure est-il ? je donnerais n'importe quoi pour le savoir, n'importe quoi pour un petit rayon de soleil de rien du tout, pour un peu de ciel bleu. Je n'en peux plus de toute cette pluie. Ca pleut à l'intérieur, dans ma tête. L'eau calme ma migraine mais inonde mes souvenirs. Je ne suis que vide, mais je n'ai plus mal, c'est déjà ça.
Je finis par sonner à un nightshop et un homme m'ouvre. Dieu bénisse les nightshops, si Dieu existe. Ou alors Allah, Yahvé, je ne sais quel dieu, peu m'importe. Le gars me regarde un peu de travers, comme je le comprends, moi aussi si j'ouvrais en pleine nuit à un homme presque nu et bleu de froid je le regarderais de travers. J'essaye de dire merci, j'essaye de dire bonsoir, mais rien ne sort qu'un râle effroyable. Il me demande si ça va avec un accent à couper au couteau, je lui dis "bhr bhrergh" ce qui devait signifier "j'ai oublié de m'habiller et je me suis perdu". Il n'a pas l'air de s'inquiéter. Il me donne un essui pour que je puisse me couvrir, mais je préfère rester nu. Il me donne une bière pour que je puisse boire, mais j'ai peur qu'elle ne gèle à l'intérieur de moi. Il me donne cinq euros pour que je puisse prendre le métro ou le tram, mais... je ne sais pas... j'ai peut-être envie de rester perdu. J'ai envie d'aller mal. Pourtant ça ne va pas si mal, je suis à l'intérieur, au chaud, et on me donne des trucs pour que j'aille mieux. Je jette un coup d'oeil dehors. Je devrais y retourner, enlever mon gant, me rouler dans la crasse pour aller plus mal que maintenant, mais rien qu'en y pensant je suis pris d'un frisson sismique et je tombe assis sur une petite chaise un peu moche en tremblant comme un damné. Le gars retourne derrière son comptoir et allume la télévision. Il doit en voir tous les jours des gens comme moi. Je me demande s'il y en a beaucoup.
Peu à peu, je me réchauffe. Ma peau perd son bleu, reprend son rose un peu sale. Ma respiration se stabilise, je me calme, j'arrête de trembler, la pluie dans ma tête s'arrête de tomber. Je tente de bouger mes orteils, ils bougent. Je bouge mes doigts, mes bras. La seule partie de mon corps qui ne bouge pas, c'est mon cerveau. Je suis coincé, coincé dans ma tête. Tout à l'intérieur a été mâché, recraché, remâché, régurgité. Je suis de la mélasse. Quand l'homme voit que je vais mieux il revient vers moi et me propose à nouveau de quoi me couvrir, il faut croire que me voir nu lui pose un souci. En même temps je ne suis pas terrible terrible. Pour le remercier de m'avoir ouvert la porte j'accepte son essui. Je m'en recouvre et je me lève. Il est temps de retourner dehors. Il faut que je trouve cet arrêt de métro. J'accepte ses cinq euros, j'accepte la bière. Je bois une gorgée et je sens mes entrailles lyophilisées reprendre vie. Mon estomac reprend du service, mon coeur se remet à battre, mes poumons soupirent à nouveau. Je sors. Avant que la porte se ferme, j'arrive à dire "merci". Le gars me salue, il retourne s'asseoir pour regarder la télé. Un film de Bollywood sûrement, c'est toujours des films de Bollywood.
Je marche quelques instants, le trottoir est dur et froid sous mes pieds écorchés. Une personne passe, je lui demande où se trouve l'arrêt de métro le plus proche. Je suis étonné par le son de ma propre voix. Le monsieur me répond qu'il se trouve tout droit puis à droite ensuite je verrai une grande artère et ce sera sur ma gauche. Je le remercie, je presse le pas. Est-ce que le métro roule déjà à cette heure-ci ? Je commence à avoir faim. Juste un peu. Je préfère le prendre comme un mauvais signe. Oh comme j'ai faim, quelle douleur de n'avoir rien à manger ! Je commence à voir l'artificiel de mon malheur, je presse encore le pas. Je lâche l'essui, je me retrouve à nouveau nu. Les gens qui sortent de chez eux me jettent des regards mauvais. J'arrive à l'arrêt de métro, je trouve une place, je préfère rester debout. Ma gorge est à nouveau enrouée. Je la gratte mais ça ne change rien. J'ai envie de cracher mais il n'y a aucune poubelle ni cendrier, je dois encore attendre trois arrêts. Quand le mien arrive je sors, je crache, je tombe par terre en maugréant. Je me relève sans laisser personne m'aider. Je me mets à courir, courir, à sprinter même, alors que je n'ai jamais été un grand coureur. Je gagne de la vitesse, j'ai l'impression que mes pieds partent en morceaux sous mon poids. Je trouve ma maison, le soleil commence à se lever, les oiseaux chantent. J'entre je prends une douche je me réchauffe je me sèche je m'habille je mets des croissants au four je monte je me déshabille je me love dans le lit à côté d'elle je prends une mine d'endormi je passe mon bras autour d'elle, et le réveil sonne.
La vie est belle, la vie, ma vie, est tellement affreusement, horriblement parfaite. Ma copine se lève, son corps est délicat, superbe, magnifique, et elle me le garde pour moi tout seul. Je descends avec elle, les croissants sont prêts, leur goût est si délicieux, j'en mangerais jusqu'à me faire exploser. Les enfants descendent à leur tour, le chat vient se rouler en boule sur mes genoux, le soleil passe par les fenêtres, ça sent bon, on est bien.
La vie est belle. Ma vie est si affreusement, horriblement parfaite, que parfois je vais me perdre, nu, dans un coin mal famé de la ville. Et j'aime ça.
Je secoue la tête un peu. Une bonne claque sur la joue gauche, une sur la droite. Allons ! Elle n'était même pas belle. Rien à voir avec les fleurs délicates qui m'attirent en temps normal. Est-ce que je perdrais la boule à tel point que me voilà attiré par n'importe qui ? Voire par n'importe quoi ? Non. J'avance un peu. Il fait noir, plus noir que noir. En fait, une sorte de gris très foncé, encore plus noir que du noir, plus sombre que la plus sombre des petites ruelles à viol. J'ai froid et j'aime ça. Quelle idée, je ne porte qu'un seul gant en laine. Rien d'autre. Complètement nu dans cette rue déserte... enfin pas complètement, il me reste un gant. Un seul gant.
Je fais un petit tour dans ma tête. Tout est bête à l'intérieur. Rien n'a de sens. J'y trouve un peu de fatigue, des blagues racistes, des stéréotypes sur les grecs, des peaux de banane en décomposition, quelques beaux souvenirs qui brûlent, un début de migraine. Quelle idée d'oublier son pantalon. Je me mets à courir pour avoir chaud, mais j'ai de plus en plus froid. Je sonne à un appartement, pas de réponse. Je sonne à une maison, encore moins de réponse. Je sonne à une boulangerie mais elle n'est pas encore ouverte. Quelle heure est-il ? je donnerais n'importe quoi pour le savoir, n'importe quoi pour un petit rayon de soleil de rien du tout, pour un peu de ciel bleu. Je n'en peux plus de toute cette pluie. Ca pleut à l'intérieur, dans ma tête. L'eau calme ma migraine mais inonde mes souvenirs. Je ne suis que vide, mais je n'ai plus mal, c'est déjà ça.
Je finis par sonner à un nightshop et un homme m'ouvre. Dieu bénisse les nightshops, si Dieu existe. Ou alors Allah, Yahvé, je ne sais quel dieu, peu m'importe. Le gars me regarde un peu de travers, comme je le comprends, moi aussi si j'ouvrais en pleine nuit à un homme presque nu et bleu de froid je le regarderais de travers. J'essaye de dire merci, j'essaye de dire bonsoir, mais rien ne sort qu'un râle effroyable. Il me demande si ça va avec un accent à couper au couteau, je lui dis "bhr bhrergh" ce qui devait signifier "j'ai oublié de m'habiller et je me suis perdu". Il n'a pas l'air de s'inquiéter. Il me donne un essui pour que je puisse me couvrir, mais je préfère rester nu. Il me donne une bière pour que je puisse boire, mais j'ai peur qu'elle ne gèle à l'intérieur de moi. Il me donne cinq euros pour que je puisse prendre le métro ou le tram, mais... je ne sais pas... j'ai peut-être envie de rester perdu. J'ai envie d'aller mal. Pourtant ça ne va pas si mal, je suis à l'intérieur, au chaud, et on me donne des trucs pour que j'aille mieux. Je jette un coup d'oeil dehors. Je devrais y retourner, enlever mon gant, me rouler dans la crasse pour aller plus mal que maintenant, mais rien qu'en y pensant je suis pris d'un frisson sismique et je tombe assis sur une petite chaise un peu moche en tremblant comme un damné. Le gars retourne derrière son comptoir et allume la télévision. Il doit en voir tous les jours des gens comme moi. Je me demande s'il y en a beaucoup.
Peu à peu, je me réchauffe. Ma peau perd son bleu, reprend son rose un peu sale. Ma respiration se stabilise, je me calme, j'arrête de trembler, la pluie dans ma tête s'arrête de tomber. Je tente de bouger mes orteils, ils bougent. Je bouge mes doigts, mes bras. La seule partie de mon corps qui ne bouge pas, c'est mon cerveau. Je suis coincé, coincé dans ma tête. Tout à l'intérieur a été mâché, recraché, remâché, régurgité. Je suis de la mélasse. Quand l'homme voit que je vais mieux il revient vers moi et me propose à nouveau de quoi me couvrir, il faut croire que me voir nu lui pose un souci. En même temps je ne suis pas terrible terrible. Pour le remercier de m'avoir ouvert la porte j'accepte son essui. Je m'en recouvre et je me lève. Il est temps de retourner dehors. Il faut que je trouve cet arrêt de métro. J'accepte ses cinq euros, j'accepte la bière. Je bois une gorgée et je sens mes entrailles lyophilisées reprendre vie. Mon estomac reprend du service, mon coeur se remet à battre, mes poumons soupirent à nouveau. Je sors. Avant que la porte se ferme, j'arrive à dire "merci". Le gars me salue, il retourne s'asseoir pour regarder la télé. Un film de Bollywood sûrement, c'est toujours des films de Bollywood.
Je marche quelques instants, le trottoir est dur et froid sous mes pieds écorchés. Une personne passe, je lui demande où se trouve l'arrêt de métro le plus proche. Je suis étonné par le son de ma propre voix. Le monsieur me répond qu'il se trouve tout droit puis à droite ensuite je verrai une grande artère et ce sera sur ma gauche. Je le remercie, je presse le pas. Est-ce que le métro roule déjà à cette heure-ci ? Je commence à avoir faim. Juste un peu. Je préfère le prendre comme un mauvais signe. Oh comme j'ai faim, quelle douleur de n'avoir rien à manger ! Je commence à voir l'artificiel de mon malheur, je presse encore le pas. Je lâche l'essui, je me retrouve à nouveau nu. Les gens qui sortent de chez eux me jettent des regards mauvais. J'arrive à l'arrêt de métro, je trouve une place, je préfère rester debout. Ma gorge est à nouveau enrouée. Je la gratte mais ça ne change rien. J'ai envie de cracher mais il n'y a aucune poubelle ni cendrier, je dois encore attendre trois arrêts. Quand le mien arrive je sors, je crache, je tombe par terre en maugréant. Je me relève sans laisser personne m'aider. Je me mets à courir, courir, à sprinter même, alors que je n'ai jamais été un grand coureur. Je gagne de la vitesse, j'ai l'impression que mes pieds partent en morceaux sous mon poids. Je trouve ma maison, le soleil commence à se lever, les oiseaux chantent. J'entre je prends une douche je me réchauffe je me sèche je m'habille je mets des croissants au four je monte je me déshabille je me love dans le lit à côté d'elle je prends une mine d'endormi je passe mon bras autour d'elle, et le réveil sonne.
La vie est belle, la vie, ma vie, est tellement affreusement, horriblement parfaite. Ma copine se lève, son corps est délicat, superbe, magnifique, et elle me le garde pour moi tout seul. Je descends avec elle, les croissants sont prêts, leur goût est si délicieux, j'en mangerais jusqu'à me faire exploser. Les enfants descendent à leur tour, le chat vient se rouler en boule sur mes genoux, le soleil passe par les fenêtres, ça sent bon, on est bien.
La vie est belle. Ma vie est si affreusement, horriblement parfaite, que parfois je vais me perdre, nu, dans un coin mal famé de la ville. Et j'aime ça.
jeudi 5 janvier 2012
Je suis une petite plage, partie 4 (fin)
((Pour lire l'intégralité de cette nouvelle, cliquez sur la catégorie "plage" en haut de la page)).
« Je suis rentré ! ». Les mots sont lancés comme des couteaux sur une cible. Pas de réponse. J’ai envie de voir ma petite femme. Mes enfants. J’ai des enfants ? Si j’en ai ils me manquent. J’ai besoin de chaleur et de vie. J’ai beaucoup trop froid. J’aimerais me coucher sur ses seins moelleux et raconter un tas d’inepties. J’ai envie de prendre sa main et de sentir ses doigts se resserrer doucement sur les miens. Je ne sais même plus si on est mariés. J’ai toujours été contre l’idée, donc c’est peu probable. Et elle a toujours été aussi contre, donc c’est vraiment peu probable. Mais avec des enfants, un foyer, c’est plus facile en étant mariés. Mais la question est là : avons-nous des enfants ?
Elle est là. Sa silhouette se dessine dans l’encadrement de la porte. Ses yeux me transpercent, je sens mon cœur s’accélérer, envoyer du sang dans des endroits stratégiques. Nous n’avons pas d’enfants, et elle m’aime. Je le sens dans ses regards, ses gestes, ses baisers, ses caresses, ses cris. La nuit se referme sur nous, j’oublie tout, ma tête se vide, j’ai l’impression d’être traversé par mille aiguilles d’acupuncteur qui instillent en moi une douce léthargie. Mon dégoût s’en va, ma colère fane, mes doutes sèchent, ma vie prend un sens pour un instant. Un sens irrationnel mais un sens tout de même.
*
Le réveil se fait avec une odeur de fleurs et des sirènes de police. Le krkr des porte-voix des policiers me tirent de ma rêverie matinale. « Rendez-vous ! Vous êtes cerné ! ». Encore et toujours de l’originalité. J’enlève tous les cheveux collés sur mon visage et lentement mon cerveau reprend ses fonctions. Je me remémore les évènements de la veille, et je décide d’aller jusqu’au bout. J’assume. Je laisse ma moitié dormir et j’emmène l’autre dehors les mains en l’air. Un inspecteur cireux en ciré vient rapidement vers moi. Il dit : « Vous êtes en état d’arrestation pour le meurtre de Bill, Joe, Jean-Marc, Myriam, Marianne et Pavlov, ainsi que pour quatre-vingt-deux cas de coups et blessures par voiture interposée. Veuillez me suivre monsieur ». Je le suis. : « Comment vous m’avez retrouvé ? ». « On peut pas dire que vous ayez été un modèle de discrétion. Et puis ce monsieur a porté plainte directement contre vous ». Il montre ma voiture du doigt. Entre deux roues, un vieil anarcho-pollutiste lève le poing en murmurant : « Voyou ! ». Je me relaxe et entre dans la voiture de police.
Une fois au poste je suis placé en garde-à-vue. La vie referme ses mâchoires de fer sur moi, les larmes aux yeux, serrant ses petits poings. Je ne la regarde même pas. J’attends qu’elle mâche.
Trois ans avec sursis ! J’ai tué trente-cinq personnes, j’en ai blessé cinquante autres et on me met pour seulement trois ans dans une prison basse-sécurité. Youpi ! Joie ! Hosanna au plus haut des cieux. « Intervention spéciale de la ministre de l’environnement », m’a-t-on glissé à l’oreille pendant qu’on faisait l’inventaire de mes poches. Je souris, mais trois ans c’est déjà tellement long !
Mon compagnon de cellule ne parle pas beaucoup mais rigole tout le temps. Il a un petit rire sec qui me donne des frissons. Le matin, un gardien lui fait passer quelque chose discrètement, et il passe le reste de la journée…
…
... . .. . ...
Non, en fait non, c’est n’importe quoi. Retournons à la racine même de l’histoire, le moment de sa pureté manifeste, avant qu’elle ne commence à partir en vrille. Après avoir, avec mon équipe, produit la drogue psychédélique la plus puissante qui fut jamais, et après avoir tiré sur ma première et dernière clope, je suis retourné voir le roi.
J’ouvre la porte, et là, prostré comme un chien, le roi dans tous ses états. Il crie « oh non ! » et court pour fermer la porte. Je comprends rien. Il le voit et tente de s’expliquer mais il n’arrive qu’à balbutier des bribes inintelligibles, comme si sa bouche était une bétonneuse charriant une matière première linguistique de grande qualité sans aucun ouvrier pour s’en saisir. Je m’approche et, à l’aide du béton qu’il produit ainsi, j’assemble les idées dispersées par lui dans la pièce. La première ressemble à un confessionnal pour enfants. Donc probablement une révélation. « Tu as quelque chose à me dire ? ». Il hoche la tête. Je continue mon manège et assemble une somptueuse statue d’Hitler. Le roi baisse les yeux. Donc il va me révéler un truc infâme.
« Tu ne vas pas me croire », dit-il enfin. Il a l’air si triste, abattu comme un vieil arbre, comme un coq blessé après un long combat. Je lui demande des explications et d’un seul coup il porte la main à son visage et arrache sa peau. Ou du moins ce que je croyais être sa peau. Ce n’était en fait qu’un faux visage. Alors que son vrai nez, ses vrais yeux apparaissent, je suis pris d’un soubresaut. « Quelle horreur ! Alors depuis le début tu n’es pas le roi de Suisse mais… le roi de France ?! ». Il semble parcouru par la honte. Il est sincère. « Oui, je suis Louis Mille, roi de France… mais j’en ai assez ! Mes ancêtres étaient des pantins, je suis un super pantin, et mes descendants seront des super méga pantins ! Et je ne veux jamais, jamais voir ça ». Je suis sidéré, je m’en veux de n’avoir jamais rien remarqué. On dit que les chats peuvent voir les fantômes, et moi alors ?! Bon sang ! Je ne donnerai plus jamais ma confiance.
Il continue son monologue sanglotant : « Mais ne t’inquiètes pas, car même sans ce masque je suis toujours le même. Je suis peut-être roi de France mais je me sens l’âme d’un roi Suisse. Et ce soir nous allons nous en aller. Du moins… enfin… nos corps vont rester ici, mais nos esprits vont partir, s’élever, aller ailleurs, vivre dans une réalité divinement et constamment différente, grâce à ceci ». Il sort à ce moment de sa poche une petite fiole de liquide rouge vif. Mon bébé, ma création, mon rêve, ma beauté, la drogue psychédélique la plus puissante de l’univers connu. Un savant mélange de psilocybine, de salvinorine, de diéthylamide d’acide lysergique, de mescaline, d’amphétamines, de diméthyltryptamine, le tout arrosé d’une sérieuse dose d’inhibiteur de monoamine oxidase. A mettre entre toutes les mains.
« Mais nous n’avons même pas encore commencé la production ! ». « Le temps n’est plus ce qu’il était, l’ami ». Il verse le contenu de la fiole dans deux verres très jolis. Il m’en tend un. Je tente de peser le pour et le contre, je n’y arrive pas. J’essaye de penser à ma femme, à mes enfants, mais cette partie de l’histoire n’a-t-elle pas été effacée ? « Santé, on se revoit là-bas ».
Il boit sans m’attendre. Il a confiance. J’étais loin de m’attendre à ça de la part du roi de France, vraiment loin. Il n’a pas le temps de reposer son verre, il tombe déjà sur le parquet. Doucement, lentement, comme une grosse plume, son corps entouré de tissu se dépose sur le sol. Ses membres gigotent un peu, ses yeux tremblent dans tous les sens. Sa bouche lance des éclairs, il hulule, miaule, crie comme un enfant, comme un homme, comme une fille, il se touche le visage, il transpire, il bave, il exulte, il jouit, il délire. J’en veux aussi ! Je bois, le goût est amer. Je tombe à mon tour, autour de moi tout devient phosphorescent et poilu. J’entends des murmures bienveillants, on me prend par la main, on m’aime enfin vraiment. J’ai trois, quatre cœurs, six paires d’yeux, je marche au plafond, le mot « marcher » n’a déjà plus de sens. Je n’ai plus de sens. Qu’est-ce qu’un sens ?
Dans le fond de la pièce, le fils de Satan se lève. Il s’avance et contemple nos deux corps gigotant. Il inspire, il fait expirer.
Il dit : « Alors, heureux ? ».
mercredi 4 janvier 2012
Je suis une petite plage, partie 3
Suis-je bête ! Ceci n’a aucun sens ! Non, en fait je suis parti joyeux. Ma femme m’aime c’est certain, elle s’en rendra compte tôt ou tard. J’aime la vie, les oiseaux, mes amis. Et je suis parti pour des années et des années de plaisir intense. Je roule sans souci, la musique à fond, le paysage se fond en moi et je me fonds en lui. Mais en arrivant rue des couilles, plus moyen d’avancer. L’heure est grise mais la radio crache des arc-en-ciels. Ma voiture est stoppée dans sa course par une troupe d’hommes et de femmes habillés en noir. Ils protestent contre la non-pollution avec de grandes pancartes, des banderoles qu’ils tiennent à cinq six, des cris bestiaux.
Ca sent l’embrouille à plein nez. La radio est à fond et je sifflote en faisant comme si de rien n’était, mais ça ne m’empêche pas de les entendre. « Assez ! », dit un gars faisant office de leader, « on nous empêche de rouler dans les voitures que nous aimons, ne nous débarrasser de nos déchets encombrants dans les forêts inutiles, on va même jusqu’à nous voler notre temps de vie en nous obligeant à trier nos ordures ! Je dis assez ! Qui est avec moi ?! ». Et un nombre effrayant de poings se lève dans un tumulte de voix distordues. « Si vous achetez une friteuse Ultimafrit dès maintenant, vous recevrez un paquet de frites gratuit ! Offre soumise à conditions, consultez notre site web ». On dit que la publicité rend con, c’est probablement pour ça que mon cerveau tout mouillé et tremblotant répète « puteputeputeputeputepute » depuis un quart d’heure.
Le flot des manifestants s’écoule en deux petites rivières autour de mon véhicule. Et ça sent mauvais. Je commence à avoir mal aux genoux à force de rester prostré comme un imbécile à écouter ces couillons vociférer. Au loin je vois un début d’échauffourée avec la police et je me surprends à leur souhaiter à tous un maximum de violence.
Un type avec un bonnet gris sur la tête se met à caler des prospectus sur mon pare-brise. Je lui envoie une giclée de liquide lave-glace. Un autre, ou plutôt une autre car l’égalité des sexes veut que les femmes aient aussi le droit d’être stupides, colle un drapeau sur ma fenêtre arrière gauche. On peut y voir un oiseau mazouté et un slogan minable écrit en dessous : « Give them their true color ! ». Je me retourne et lui crie d’arrêter, elle me fixe alors et me fait tomber dans le néant total. Je vois une telle absence dans ses yeux que j’en ai le tournis. Jusqu’à quel point la vie d’un humain doit-elle être minable pour qu’il finisse par la dédier à la pollution ?
J’ai un frisson. Je klaxonne. Je mets le contact. Je mets la première et je commence à me frayer tant bien que mal un chemin dans la manifestation. Les participants sont scandalisés. Certains se jettent sur ma voiture pour m’empêcher d’avancer. Je leur passe dessus froidement, résolument, moi qui n’ai jamais écrasé une mouche. Je ne comprends même pas d’où vient toute cette violence en moi. Tant pis, autant m’assumer comme je suis. Moins il y en aura, mieux ce sera. Mes cris, les publicités de la radio, mon moteur, les vociférations des manifestants se mêlent. Le bruit est assourdissant. Comme un Beethoven postmoderne je compose sans rien entendre une symphonie pour sang et chair, avec des variations pour os brisés et des improvisations pour cerveau en ébullition. Mon opale reçoit des coups dans son Opel empalant à la pelle. J’arrive enfin à en voir le bout. Le gros meneur de tout à l’heure est tout proche. Il me hurle dessus avec un mégaphone. Je lui offre mon doigt et je m’extirpe de cette masse grouillante.
Le calme reprend peu à peu ses droits. Dans la rue, dans le paysage, dans mon corps, dans ma tête. Je coupe la radio et ma colère se dissipe peu à peu. Il faudra que je pense à passer un petit coup sur le pare-brise dès que je rentre. J’ai peut-être tué quelqu’un. L’idée flotte un instant. Je regarde mes mains, qu’est-ce qui a changé depuis ce matin ?
Ca sent l’embrouille à plein nez. La radio est à fond et je sifflote en faisant comme si de rien n’était, mais ça ne m’empêche pas de les entendre. « Assez ! », dit un gars faisant office de leader, « on nous empêche de rouler dans les voitures que nous aimons, ne nous débarrasser de nos déchets encombrants dans les forêts inutiles, on va même jusqu’à nous voler notre temps de vie en nous obligeant à trier nos ordures ! Je dis assez ! Qui est avec moi ?! ». Et un nombre effrayant de poings se lève dans un tumulte de voix distordues. « Si vous achetez une friteuse Ultimafrit dès maintenant, vous recevrez un paquet de frites gratuit ! Offre soumise à conditions, consultez notre site web ». On dit que la publicité rend con, c’est probablement pour ça que mon cerveau tout mouillé et tremblotant répète « puteputeputeputeputepute » depuis un quart d’heure.
Le flot des manifestants s’écoule en deux petites rivières autour de mon véhicule. Et ça sent mauvais. Je commence à avoir mal aux genoux à force de rester prostré comme un imbécile à écouter ces couillons vociférer. Au loin je vois un début d’échauffourée avec la police et je me surprends à leur souhaiter à tous un maximum de violence.
Un type avec un bonnet gris sur la tête se met à caler des prospectus sur mon pare-brise. Je lui envoie une giclée de liquide lave-glace. Un autre, ou plutôt une autre car l’égalité des sexes veut que les femmes aient aussi le droit d’être stupides, colle un drapeau sur ma fenêtre arrière gauche. On peut y voir un oiseau mazouté et un slogan minable écrit en dessous : « Give them their true color ! ». Je me retourne et lui crie d’arrêter, elle me fixe alors et me fait tomber dans le néant total. Je vois une telle absence dans ses yeux que j’en ai le tournis. Jusqu’à quel point la vie d’un humain doit-elle être minable pour qu’il finisse par la dédier à la pollution ?
J’ai un frisson. Je klaxonne. Je mets le contact. Je mets la première et je commence à me frayer tant bien que mal un chemin dans la manifestation. Les participants sont scandalisés. Certains se jettent sur ma voiture pour m’empêcher d’avancer. Je leur passe dessus froidement, résolument, moi qui n’ai jamais écrasé une mouche. Je ne comprends même pas d’où vient toute cette violence en moi. Tant pis, autant m’assumer comme je suis. Moins il y en aura, mieux ce sera. Mes cris, les publicités de la radio, mon moteur, les vociférations des manifestants se mêlent. Le bruit est assourdissant. Comme un Beethoven postmoderne je compose sans rien entendre une symphonie pour sang et chair, avec des variations pour os brisés et des improvisations pour cerveau en ébullition. Mon opale reçoit des coups dans son Opel empalant à la pelle. J’arrive enfin à en voir le bout. Le gros meneur de tout à l’heure est tout proche. Il me hurle dessus avec un mégaphone. Je lui offre mon doigt et je m’extirpe de cette masse grouillante.
Le calme reprend peu à peu ses droits. Dans la rue, dans le paysage, dans mon corps, dans ma tête. Je coupe la radio et ma colère se dissipe peu à peu. Il faudra que je pense à passer un petit coup sur le pare-brise dès que je rentre. J’ai peut-être tué quelqu’un. L’idée flotte un instant. Je regarde mes mains, qu’est-ce qui a changé depuis ce matin ?
mardi 3 janvier 2012
Je suis une petite plage, partie 2
Quinze ans déjà.
« Oui, quinze ans de bons et loyaux services », dit le roi, lisant dans mes pensées. « Vous savez que j’ai horreur de quand vous faites ça ». Un rire d’enfant fut ma réponse.
Il me laisse là et s’en va, probablement courtiser quelques tailles de guêpe. J’enfile une blouse blanche brodée à mon nom et j’entre dans le secteur B. Le secteur B ! Mon secteur ! Appelé ainsi, B, comme « Best of the Best ! », ça veut dire vraiment trop super en anglais. Mes assistants sont déjà là, le mini-frigo est à moitié vide.
Il y a Polo, que je considère comme mon frère, même s’il vient du sud ; Paula, que je considère comme ma grand-mère ; et Poli, que je traite comme un chien. Notre objectif : créer les drogues hallucinogènes les plus puissantes au monde, des drogues royales pour le plaisir du palais. En quinze ans nous avons déjà eu le temps de composer quelques produits intéressants, tous rapidement interdits sous la pression des lobbies bien pensants.
Maintenant, à huit heures de la retraite, je suis sur le point de peaufiner le mélange le plus déchirant qu’il puisse exister. C’est un mélange de… enfin, je ne sais même plus ce que j’ai mis dedans. Ce qui est sûr, c’est que ça sent la piscine brûlée.
Il ne s’agit pas vraiment de travailler, aujourd’hui. C’est la dernière fois que je les vois tous. Ce soir je dormirai une dernière fois dans mes quartiers… quoi que, j’improviserai. La préparation est prête, on est tous saouls, je vais une dernière fois aux toilettes et j’engueule une dernière fois Poli. Je n’ai jamais pu supporter cette manie qu’elle a de pousser sur la porte des WC pour en faire sortir les occupants. Ce genre d’action a pour effet de me faire resserrer mon sphincter de rage et de m’empêcher d’évacuer tranquillement ma fange interne.
*
La journée est finie, j’ai les oreilles qui bourdonnent. Polo s’assied à côté de moi sur cette magnifique colline herbeuse. Au loin, le soleil se couche. « Cigarette ? La dernière ? ». J’ai l’impression d’être un condamné. Je ne fume pas mais je la fume. Je tousse, ma gorge me gratte et j’attrape deux cancers, un pour chaque poumon. De toutes façons il ne me reste plus grand-chose à vivre. Mon Dieu comme je devient pessimiste !
Il reste une fine lumière dans l’air. Le ciel ressemble à un billet de 20€ et je sens l’odeur de l’herbe humide. Il me reste encore quelques heures, à peine le temps d’aller voir ma famille, d’emmener Poupoune au Clebs Med et de passer à la pharmacie. Je pleure un peu. Tout ça m’ennuie, je suis beaucoup trop jeune pour la retraite, ma femme me bat, mes enfants me haïssent, mon chien est un aristocrate parvenu sur quatre pattes.
Ce que j’aime c’est travailler. C’est tellement rare de pouvoir dédier sa vie à sa passion ! En rentrant dans ma petite Opel couleur d’opale, des souvenirs ressurgissent des replis du passé. Je me revois à mon premier petit boulot d’étudiant. Et dire qu’à ce moment je pensais faire ça toute ma vie.
Je suis une petite plage, partie 1
Je suis invité à dormir chez le roi. Je ne mets pas de costume parce que j’ai horreur de ça. Par contre j’ai mis un t-shirt vert que tout le monde déteste.
Le roi m’accueille, me fait visiter son château. Nous rigolons. Il s’arrête, ouvre une porte, il demande « voulez-vous dormir là ? ». Je regarde dans la pièce et j’y vois deux morts, pendus autrefois par le cou, mais à présent par les bras. Je dis bonjour, ils me saluent. « Nous sommes morts », disent-ils. Je souris, les morts m’ont toujours beaucoup fait rire. Je referme la porte, me tourne vers le roi et lui réponds que la chambre est déjà occupée. Il hausse les épaules, me dit de le suivre et je le suis.
Nous passons trois couloirs joliment décorés, un bleu, un noir, un blanc. Il pousse une autre porte et annonce : « voici une très jolie chambre ». Je lui réponds que tout est okay. Il me fait trois bises et puis s’en va (je précise qu’il s’agit du roi de Suisse). Je me déshabille et vais me coucher. Je fais un rêve mais je ne le raconterai pas.
*
Le lendemain, nu et libre, je suis réveillé par les tentacules de l’aube.
J’arpente la chambre, chaque objet attire mon regard quelques instants, mais rien d’exaltant, vraiment. Rien à part un grand tableau derrière le lit, qui me semble bouger tout seul. En m’approchant je me rends compte que c’est simplement son réalisme qui me stupéfie. Je prends une gorgée de bière et mes cellules sèches s’étirent. Sous le tableau se trouve une petite plaque de bronze : « Douce réchauffade au bord du Faze ». I thought I could see through it just like people do with Love, but after trying to lick the canvas I had to give it all up, with greasy hair and a sore tongue*.
« L’art vous intéresse ? ». La voix du roi dans l’entrebâillement de la porte. Je jette un drap entre mon sexe et lui, pure convenance. En tant qu’hommes notre mission sur Terre est de montrer notre sexe à un maximum d’autres humains. Il le sait, mais comprend toutefois mon réflexe pudique. « Cette toile a été peinte par Marius Jansenois, un peintre belge d’origine hongroise ».
Un peu surpris qu’on puisse préférer une Belgique humide et boueuse aux confortables vallons de la Hongrie, je passe un peignoir tout en écoutant mon hôte décrire en détail la provenance de tous les objets singuliers qui décoraient ma chambre. Dommage, une fois expliqués, ils perdent tout leur intérêt. Je hausse les épaules : « Meh… l’art c’est pas trop mon truc à moi ». Ensuite, nous sortons.
*
Je ne suis pas là par hasard, moi, je suis un scientifique, moi. Et je sais tout sur tout aussi. Je ne suis pas l’un de ces sentimentaux ridicules, oh loin de là. J’ai résolu l’équation de l’Amour (sexe = problèmes) et de l’espace avec l’appui des plus éminents spécialistes. L’univers est tout simplement trop grand, laissons tomber.
Dehors l’air est frais. Il y a un vieux brouillard qui empêche de voir à trois mètres. Un vent froid s’amuse à s’engouffrer sous mon peignoir. Je ne suis pas sûr de savoir si ça m’amuse autant que lui. Nous traversons successivement deux jardins garnis de rosiers taillés en arches. Les grands rosiers apprennent aux petits tout ce qu’il faut savoir pour être un bon rosier. Comme dans toutes les classes il y a du chahut, à tel point que ma conversation avec le roi s’estompe dans un brouhaha affolant. Notre silence me permet de l’observer un instant tant que nous sommes dans les jardins, et il me semble que sa démarche a un quelque chose de non-suisse. Je range ce détail dans le coin de ma tête qui me sert habituellement pour ranger et classer l’inutile.
Nous arrivons enfin devant le laboratoire royal, bâtiment somptueux de style rococo encore un peu baroque par endroits. Il avait, pour ainsi dire, la forme d’une perle irrégulière. Pour ne pas que cette perle roule et écrase en chemin les appartements des laborantins, elle était soutenue à sa base par un socle pyramidal. Dans ce socle est pratiquée une porte d’entrée, nous y entrons.
* J’ai cru pouvoir voir à travers comme certains savent faire avec l’Amour, mais après avoir essayé de lécher la toile j’ai dû laisser tomber, les cheveux gras et la langue douloureuse.
lundi 2 janvier 2012
Ceci est une fiction
Epitaphe sensuel
Tout ce qui me touche meurt
Collé sur ma moisissure comme sur un piège à mouches
Et lentement digéré
J'ai le scorbut des yeux
Et la langue insipide
J'ai la grippe maxillaire
Et les pieds déformés
Mon humanité n'est plus qu'un carnaval abominable
Frustrant tourbillon de désirs insatisfaits
Effrayant siphon de fantasmes inavouables
Qui, tout comme moi, moisissent
Attirent la vermine qui fond, mélasse visqueuse et sans couleur
Et pourtant je pense bien qu'au fond de ma nuit
Où je passe pour un immonde peintre
A travers mes pensées, cet infâme treillis
Un éclair de beauté pourrait bien m'étreindre.
Tout ce qui me touche meurt
Collé sur ma moisissure comme sur un piège à mouches
Et lentement digéré
J'ai le scorbut des yeux
Et la langue insipide
J'ai la grippe maxillaire
Et les pieds déformés
Mon humanité n'est plus qu'un carnaval abominable
Frustrant tourbillon de désirs insatisfaits
Effrayant siphon de fantasmes inavouables
Qui, tout comme moi, moisissent
Attirent la vermine qui fond, mélasse visqueuse et sans couleur
Et pourtant je pense bien qu'au fond de ma nuit
Où je passe pour un immonde peintre
A travers mes pensées, cet infâme treillis
Un éclair de beauté pourrait bien m'étreindre.
jeudi 29 décembre 2011
Âme de bois, coeur de verre, chapitre XV (fin)
((Voici le dernier chapitre de "Âme de bois, cœur de verre", récit totalement absurde d'un homme qui... bref. Si d'aventure vous vouliez le lire en entier, cliquez sur le libellé "amedebois" en haut de la page. Il est conseillé d'écouter l'intégrale de Boards of Canada en le lisant, qu'on se le dise. Si vous trouvez ça super méga génial, rien ne vous empêche de l'imprimer, de l'offrir à vos proches, à vos ennemis, à votre chien)).
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Désespéré, je mis mon cerveau en mode veille et plongeai mon regard dans le lointain. Je vis des formes indistinctes, peut-être des animaux, des gens, mais surtout de la poussière, de la fumée, un brouillard amorphe et rampant qui donnait au paysage une allure marécageuse.
D’un seul coup, les cieux s’embrasèrent, les nuages prirent une couleur orange vif et lâchèrent comme un caviar de feu, brûlant le sol jusqu’aux plus profondes couches dans un luxe oblitérateur, noyant la terre comme une lave céleste, le haut du panier de la destruction, la crème du gratin du chaos. « La planète est-elle donc mise à sac ?! » demandai-je dans le vent avec une voix d’aristocrate pas du tout adaptée au moment. « Si siñor », répondit le veau, « esta los bandidos del fuego, que pillarillos la regionados que aqui mucho lontantos, comprendos ? ». « Sisi, muchos parlar espalitos », répondis-je dans mon meilleur espagnol mexicain.
Nous continuâmes d’avancer, entourés par la tempête enflammée qui réduisait tout en cendres. Sans vraiment prendre le temps d’y réfléchir, je décidai qu’il me fallait agir, et mon veau n’aurait pour unique choix que de m’approuver.
Sans prévenir, le temps s’arrêta, le ciel redevint normal et cessa son crachin incandescent. Une « seconde » plus tard, je me retrouvai à terre. Mon veau me dominait de toute sa hauteur. Il avançait vers moi, menaçant, la haine allumant dans ses yeux un feu d’enfer et jaillir l’écume entre ses mâchoires. « Ton veau ?! », tonna-t-il. « Ton veau ? Tu me considères comme ton veau ? Ta propriété, c’est ça ? Alors je suis « à toi », maintenant ? Je me souviens pas d’avoir permis de faire une chose pareille, ton langage ! », il arracha un arbre, « ton langage ! », il traça dans le sol les marques de la furie tandis que ses cornes devenaient immenses et prenaient une allure meurtrière, « ton langage ! », et il chargea comme un barbare forcené.
J’avais reculé sur les coudes, totalement à sa merci, dépourvu d’arme, je m’apprêtai à faire face à mon destin, plongeant mes doigts dans la terre meuble et encore chaude, pour la toute dernière fois. Je voulus fermer les yeux et prendre une attitude tragique mais une idée tomba d’un seul coup dans mon cerveau et commença à hurler des cris plus stridents que ceux d’un coq mal élevé qui vous réveille à quatre heures du matin. Sa voix se répercutait sur les parois de mon crâne vide et s’amplifiait de plus en plus jusqu’à devenir totalement insoutenable.
Cette idée était impossible à réaliser. Et au plus je réalisais qu’elle l’était, au plus fort elle criait. Bientôt ses cris devinrent des hurlements et je fus forcé de lui obéir. « Sitôt pensé, sitôt fait », déclara-t-elle en me voyant devenir raisonnable. Je me construisis une maison en briques crues qui mêlait gracieusement les avantages d’un douillet nid d’amour et d’une puissante forteresse. Le veau eut beau se démener, il n’arriva pas même à égratigner ma porte faite de chêne massif fraîchement abattu, traité, poli et ciré avec savoir-faire.
Je passai de très paisibles années dans ma nouvelle maison. Les jours s’écoulaient tranquillement, alternant merveilleux levers de soleil et somptueux clairs de lune. Le veau, devenu un énorme et mugissant taureau, continuait ses assauts répétés sur ma demeure, toujours furibond à cause de mon écart de conduite possessif. Je disposais d’une serre dans laquelle je faisais pousser tout ce qu’il me fallait pour vivre. Un poêle me réchauffait lors des rudes soirées d’hiver et me servait également à faire chauffer de l’eau pour le thé, ou à faire fondre un camembert lorsque l’envie m’en prenait.
Comme tout bon assiégé qui se respecte, j’avais prévu tout un stock de livres à lire pour passer le temps de manière constructive. Ils se révélaient également utile pour occire les moustiques, chasser les araignées, s’éventer en été, faire des cocottes quand le besoin se fait sentir. Je menais, à vrai dire, une vie totalement parfaite.
Les années passent et des rides apparaissent sur mon visage autrefois divin qui acquérait maintenant tout doucement les cicatrices d’une sagesse durement gagnée. Un matin, je trouve un cheveu blanc qui me nargue sur mon front, je sens mes jambes et mes mains trembler, je suis prêt à me jeter sur une teinture artificielle, mais je résiste et finalement je cours relire l’intégrale de Shakespeare avant d’écrire quelques poèmes bien tournés sur le temps qui, fugace comme l’amour, s’en va sans se retourner. Tempus fugit, tempus fugit.
Dehors, le taureau se fait vieux lui aussi, et charge de moins en moins fort et de moins en moins souvent, victime de terribles rhumatismes mais toujours aussi peu conciliant et rempli d’une rancune indélébile. A dire vrai, il se serait peut-être calmé s’il avait entendu des excuses de ma part, mais l’idée ne m’avait jamais même effleuré. J’étais trop fier pour seulement aborder la question.
Ainsi, chaque jour je me sens faiblir, rapetisser, blanchir et sécher. Et personne n’est là pour me regarder faire. Un soir que je relis pour la millième fois un petit pamphlet philosophique sans intérêt, je pousse mon dernier soupir.
Ce fut un mouvement complexe, d’abord je me détendis, laissai tomber ma lecture au sol avec un bruit mat. J’écoutai une dernière fois le taureau gémir de rage devant ma porte, puis je fermai mes yeux, ma bouche, mes oreilles, et j’attendis. La maison tomba en poussière et mon assaillant entra, fourbu, dans ce qui fut autrefois mon salon de lecture. Là il découvrit mon corps déjà raide. Sa rage le quitta, le laissa faible et vieux, désoeuvré, plein de honte. Il me prit dans ses bras et hurla vers le ciel qui répondit d’un fracassant coup de tonnerre.
Enfin libéré du corps, de la maison et des assauts réguliers du têtu animal, je pus sortir prendre un bol d’air. En me retournant, je vis le taureau bouter le feu à un bûcher funéraire au sommet duquel mon corps gisait, enveloppé dans un drap blanc, couvert de fleurs… mais je m’égare il me semble. Pardon, je ne veux pas vous faire croire des choses. Je pense que je suis allé trop loin. Toute cette violence, ce feu, ces lamentations, c’est trop pour moi qui suis un être si paisible ! Je devrais peut-être tout avouer, trouver une quelconque église et aller me confesser. J’ai menti, j’ai menti ! C’est dans ma nature et je n’y peux rien mais c’est ainsi, pardon. L’horreur de mon infâme mensonge suinte par tous mes pores, mélange d’odeurs nauséabondes, de poils de chat et de poussière à laquelle je suis allergique. Mon cœur est pris dans un carcan, un étau, alors que je me rends compte que j’ai fait le mal. Il faut m’excuser, je ne sais pas ce que je fais. Et quand j’ai bu c’est encore pire. Pour m’amender, je vais tenter de rétablir la vérité, quand bien même le tort est déjà fait.
En fait… en fait je n’ai jamais… perdu mes chaussures… non.
Je suis dans le jardin du baron. J’ai mal au dos. J’ai ratissé un tas de feuilles, il fait un peu gris mais pas froid. J’ai de belles bottes. Le tas de feuille s’effeuille un peu, à cause du vent. J’arrangerai ça quand j’aurai fini de rêver. D’une seconde à l’autre maintenant.
Âme de bois, coeur de verre, chapitre XIV
Mon voyage fut long, fatigant, éreintant, je fus ennuyé, fatigué, éreinté. J’avais soif. J’avais oublié de prendre une bouteille d’eau et me mis bientôt à me transformer en matière lyophilisée. Pire encore, il me fallait de l’essence. J’avais dû ajouter un réservoir à mon tricycle dans un moment de déconcentration, sûrement quand les serpents se sont mis à rire.
Je trouvai in extremis du carburant dans une station-service hors de prix, tenue par un pompiste idiot et par sa femme qui s’occupait de la boutique. Pour toute subsistance, je ne pus trouver que d’innombrables sandwiches triangulaires rancis et de l’eau pétillante citronnée pour gens à qui l’on est arrivé à faire croire qu’ils étaient trop gros. Je sortis de là plus léger de cinquante mille milliards de dollars et réenfourchai mon véhicule brûlant et ridicule.
Au loin, je distinguai une très fine bande verte, signe que le désert finirait un jour par cesser d’être sous mes pieds. Impatient, j’appuyai sur avance rapide et me retrouvai en moins de deux secondes dans de vastes plaines verdoyantes, grouillantes de vie insectoïde mais pas seulement. Admirant le paysage qui pour une fois riait avec moi et non de moi, j’eus la maladresse de rouler dans une flaque d’eau, et ma monture fondit entièrement d’un seul coup, emportant dans sa désintégration ma bouteille d’eau nouvellement acquise, elle aussi faite de sable.
C’est à ce moment que je décidai de faire le point. Probablement un besoin pressant de savoir où j’en étais, de prendre un moment pour réfléchir sur mes aventures récentes, de me souvenir un instant du passé pour pouvoir plus facilement sauter par-dessus l’avenir comme un bouquetin franchissant une rivière sauvage. Mûre réflexion s’ensuivit. Mon existence était revenue à son point de départ. Je n’avais de nouveau plus de chaussures, plus un sou en poche, si ça se trouve je n’avais même plus de poches, et j’étais perdu sans carte, sans GPS, sans aucun crédit sur mon portable et d’ailleurs sans portable pour appeler une dépanneuse en sable ou envoyer un message rassurant à Hêtre et sa famille qui se faisaient probablement une sève d’encre à mon sujet. La roue de la fortune avait une fois de plus fait un tour complet, et j’étais à nouveau tout en dessous.
Alors que je réfléchissais, cheveux au vent, à mon étrange situation, j’aperçus un jeune veau dans le lointain. Je le hélai et il se hâta. Arrivé à portée de voix, il déclara « cinq-cent pences monsieur ». Je payai et me mis en selle du geste expert de celui qui n’a jamais touché un tel objet de sa vie, et encore moins sur un veau. Pour une raison inexplicable, j’ai toujours eu beaucoup plus de facilité à penser en chevauchant. Si la bête chevauchée était un veau, l’effet était encore plus frappant, à tel point que je me mis à essayer de trouver le mot juste pour décrire une telle chevauchée.
Puisque par définition on chevauche un cheval, il est donc incorrect je penser qu’on pourrait en faire autant avec un veau. Que dire, alors, bovivaucher ? veauvaucher ? Le sens est bon, mais la forme laisse à désirer, et c’est peu de le dire. Je finis donc par laisser le mot tel quel et continuer tranquillement ma veauvauchée.
Je tentai de remettre les morceaux en place, de coller mes souvenirs vagues avec les explications de Hêtre. Je voulais trouver un fil conducteur rouge d’Ariane pour m’y retrouver dans cet imbroglio monumental qui s’étalait dans ma tête, mais sans grand succès. Je commençai même à oublier dans quelles circonstances j’avais perdu mes chaussures avant de rencontrer mon ami végétal, perte qui pourtant était le commencement de toute cette aventure, perte sans laquelle je serais encore en train de ratisser la prairie du baron en buvant des bières et en écoutant les oiseaux chanter le blues, perdu dans une existence désespérément tranquille.
Je ne me souvenais plus du tout non plus comment j’étais arrivé dans la quatrième dimension ni comment j’en étais sorti.
J’ai bien peur que trop y penser ne rende l’histoire que je raconte totalement inepte, puisqu’elle risque bien de n’avoir jamais eu lieu. J’ai perdu mes chaussures, il faut que je les aies perdues. Je les ai perdues où déjà ? Au Black Jack. Bien sûr. J’en suis sûr, je les ai perdues.
mercredi 28 décembre 2011
Âme de bois, coeur de verre, chapitre XIII
J’atterris en douceur, ou plutôt j’assablis puisque mon acrobatie se termina sur le sable. Je mis un peu de crème solaire indice 40, celle dont même les espagnols se couvrent lorsqu’ils traversent le désert. Apposer sur ma peau du matériel de professionnel me donna un peu de force et de courage malgré l’impression de solitude qui me gagnait doucement. J’avais fait le bon choix, j’en étais sûr.
Le sol était doux et chaud. Des volutes de sable soulevées par mes pieds et entraînées par le vent venaient parfois siffler à mes oreilles d’étranges mélodies. Certaines m’étaient familières, d’autres étaient simplement fascinantes. Grâce à elles je remis ma tête sur mes épaules et mes orteils sur mes pieds à nouveau nus, caprice de chaussures.
Je profitai de toute la splendeur du paysage tandis que des serpents bariolés, tels des dauphins terrestres (ou sablestres), accompagnaient ma progression. Poétiques vers des sables sans jambages mais dessinant derrière eux une série de courbes et de contre-courbes valant tous les alexandrins du monde. L’une des créatures était particulièrement érudite. « D’après tes traces de pas, tu dois être un humain de sexe masculin ». « C’est exact », dis-je d’une voix molle. « Ssss… », dit le serpent. « Ssss à vous aussi, bonne journée et bon voyage ! », conclus-je.
Nous marchâmes encore un moment puis l’un des mes nouveaux compagnons ondulants siffla et tous se mirent en rang immédiatement, même celui que je prenais pour le meneur. Le vrai chef, un petit reptile à l’œil brillant, commença alors à passer ses hommes en revue, prononçant des paroles humiliantes, lacérantes, jetant pêle-mêle des noms d’oiseaux dans toutes les directions. Il tourna ensuite vers moi un regard mécontent et hurla : « Soldaaaat ! ». Saisi, je rejoignis rapidement les rangs et fus inspecté comme les autres, et plus longuement même. Ses globes oculaires me scrutèrent une éternité durant. J’essayai de ne pas ciller, d’avoir l’air fier et humble à la fois, même si au fond, comme il le disait si bien, je n’étais même pas digne de cirer les pompes d’une amibe malade. Je dus toutefois me retenir d’émettre une critique lorsqu’il m’assura que je n’étais « qu’une putain de tarlouze ».
Lorsqu’il eut fini de me regarder et qu’il s’occupa d’autres militaires, à mon tour j’inspectai le général. Mon œil de lynx avisa un visage fatigué, grisâtre, un regard vitreux qu’autrefois je trouvai vif, et des cheveux en bataille. Il ondulait à terre avec de faux airs de grammairien.
Touché par la misère que cachait son masque de dur à cuire, je versai une larme énorme, unique, qui tomba par la force des choses par terre où elle se métamorphosa lentement en rose des sables. Je décidai de lui offrir le fruit de ma compassion. Pensant que mon geste allait l’énerver, je me cramponnai déjà pour essuyer une tempête d’injures. Mais à mon grand étonnement, il fut aussi touché que je l’eus été moi-même. Il lâcha un long soupir rauque, comme si de vieilles pensées nauséabondes s’étaient enfin frayées un chemin hors de sa tête. Il ferma un instant les yeux, murmurant, méditant, puis les rouvrit. Il avait l’air plus léger, plus lui-même. Il sourit.
Peu après, l’ambiance se détendit. Le grand reptile autoritaire ne nous considéra plus comme des subalternes minables mais comme de vrais serpents, dignes d’onduler à notre guise. Il abandonna tout protocole et nous parla sans ambages. J’appris que j’avais vu juste, il était effectivement grammairien, ainsi que linguiste et grand herméneute. Je réprimai une envie soudaine de vomir, puis lui demandai de nous en apprendre plus sur sa situation, sur le pourquoi du comment qui m’échappait totalement. Je fus appuyé dans ma requête par plusieurs de mes camarades qui sifflèrent en chœur.
Il nous raconta alors son histoire : « Il y a fort longtemps, quand j’avais l’œil vif et non vitreux, quand j’avais le corps musculeux et non chétif, quand j’avais tous mes tifs et non pas trois cheveux, il existait quelque chose que nous appelions « linguistique » que d’aucuns considéraient comme une science. Quant à moi, je n’étais pas dupe. Poussé par toute ma famille à m’inscrire au grand institut international de recherche linguistique, je reçus l’enseignement des plus grands maîtres, réunissant tous ensemble toutes les qualités pour être des professeurs : Les uns étaient extrêmement sévères et leur injustice était aussi harmonieuse que le bruit d’un verre en cristal qu’on brise sous une botte ; les autres pouvaient aisément guérir un cancéreux du sommeil en phase terminale avec leur flot incessant de paroles soporifiques.
Après une brève et futile résistance, je me laissai captiver par la linguistique, baissant ma garde, apprenant des termes inutilement compliqués les uns après les autres avec délice. Bientôt, je me sentis l’égal d’un mathématicien. Personne ne comprenait plus rien à ce que je racontais, j’arrivais presque à me fatiguer moi-même rien qu’en pensant. Je m’étais construit en me détruisant, et je m’étais détruit en me construisant.
Maintenant, tu me demanderas sûrement pourquoi tout ça, quel était mon but lorsque je décidai ainsi de m’infliger de telles souffrances ? Cela remonte encore plus loin. Vois-tu, je n’ai jamais vraiment su quoi faire dans la vie… oh bien sûr j’avais les fantasmes habituels : jardinier, plombier, cosmonaute-infographe, mais rien de vraiment réalisable, surtout avec mon physique tu vois », dit-il en soulevant les bras qu’il n’avait pas.
« Et cela a continué pendant de nombreuses années, dures et laborieuses mais surtout si courtes et inutiles, je dépensai mon temps de vie à essayer de me trouver un destin adéquat sans aucun succès. Du moins pas avant de laisser l’art de ces professeurs hors du commun me donner l’illumination dont j’avais besoin. Pendant les cours, je me suis mis à les observer, et je me rendis rapidement compte qu’ils étaient comme moi : incapables, couverts de lacunes comme l’emmental de trous… Et pourtant ils avaient saisi leur destin, et ils étaient maintenant professeurs émérites, respectés, éminents écriveurs de hiéroglyphes et complexificateurs de vocabulaire. Ils étaient bien planqués, en somme. J’ai dès lors cru avoir trouvé ma voie, j’ai fait rentrer, non sans mal, ces quantités de matière inepte dans mon cerveau. J’en ai fait ma nourriture, puis celle de ma thèse de doctorat que je passai avec grande distinction avant de devenir moi-même professeur de linguistique ».
« Eh bien ! », m’exclamai-je. « Et que s’est-il passé ensuite ? », j’étais suspendu à ses paroles, et je n’étais pas le seul. Tous les reptiles présents, s’ils l’avaient pu, auraient posé leur tête au creux de leurs paumes et pris un air rêveur, cette position qui favorise les envolées de l’imagination.
« Ensuite ? J’ai passé des années merveilleuses. J’appris moi-même à comprendre les écrits tordus et alambiqués de mes collègues, devenant grand herméneute et écrivant moi-même des textes théoriques défiant les plus verbeuses barbes blanches. Qui plus est, je gagnais très bien ma vie sans savoir vraiment d’où mon argent venait, et je participais souvent à des réunions de linguistes durant lesquelles nous riions de ces mots ridicules que nous inventions à tour de bras, où nous buvions du thé déthéiné et où nous jouions au jeu des dictionnaires, auquel nous excellions tous. De bien belles années oui, mais tout cela ne dura pas ».
« Comment es-tu devenu militaire ? », demandai-je.
« Trois ans après ma nomination comme professeur, un groupe d’agitateurs se sont mis à soulever des questions terribles : « quel est le sens de tout ça ? », se demandaient-ils, « pourquoi paye-t-on ces empêcheurs de parler en rond ? ». Bientôt, leurs rangs grossirent de manière conséquente. Nombre de nos étudiants d’abord, excédés par nos questions d’examen ridiculement compliquées, ensuite des scientifiques dont nous empruntions le vocabulaire pour l’appliquer dans des contextes sans aucun rapport.
Leur petite révolution dégénéra bien vite. On cria haro sur les linguistes, on brûla notre faculté, on fit des autodafés de nos ouvrages, les statues des plus illustres des nôtres furent défigurées, et enfin nous fûmes poursuivis. Beaucoup d’entre nous furent pris et condamnés à des travaux d’intérêt général pour rembourser leurs salaires jusqu’au dernier centime. Après cela, ils devaient entrer dans un service de réinsertion sociale qui les aiderait à trouver un métier véritable. Pour ma part, je réussis à masquer mon identité jusqu’à ce que les choses se calment un peu. Sans « métier », je fus vite sans le sou, et sans aucune autre capacité que celle de savoir très bien punir et ennuyer mon monde pour rien, il ne me resta bientôt plus qu’à m’engager dans l’armée. Malgré mon haut rang aujourd’hui acquis, je repense souvent au passé, et je me dis que j’aurais peut-être dû apprendre à faire quelque chose de plus utile. Parfois, aussi, j’ai honte de m’être caché, et d’avoir laissé mes confrères endurer le supplice tandis que moi je fuyais. Mais la guerre… eh bien la guerre c’est la guerre ».
Il soupira à nouveau en sifflant tristement, et je mis ma main sur l’épaule qu’il n’avait pas pour le soutenir dans son vidage de sac. Les autres ondulèrent pour montrer leur compassion, certains pleuraient même presque.
Après un moment de flottement, nous allumâmes un feu et chacun se mit à raconter son histoire personnelle. Je ne fus pas dans les derniers ni dans les moins applaudis. Les évènements qui suivirent ma perte d’esprit soulevèrent une grande émotion chez mes compagnons écailleux. Nous buvions et riions, et d’un seul mouvement qui fut accueilli par de nombreux « hourrah » nous décidâmes tous de déserter l’armée des serpents. L’ancien général lui-même, autrefois si sévère, déclara : « Cette guerre sanglante et incompréhensible, lancée par des dirigeants qui sifflent dans l’ombre, n’est pas la nôtre ! ».
Lorsque plus personne n’eut d’histoire à raconter et que certains étaient déjà tombés de sommeil, je décidai de me construire un véhicule en sable pour pouvoir partir. Dans un moment d’absence, j’optai pour un tricycle. Les serpents, malgré leur attachement tout récent pour ma personne et malgré la politesse qui sied à leur espèce, se mirent à rire gras lorsqu’ils me virent mouler mon affaire. L’engin était plutôt petit, un véritable rêve pour un enfant de trois ans, mais totalement inadapté pour une personne d’âge inconnu telle que moi.
Peu importe la taille, je décidai que ma bécane serait frappante de réalisme. Je gravai donc dessus des motifs floraux, ce qui fit s’esclaffer les serpents qui frappèrent de leurs mains inexistantes leurs improbables cuisses. Lorsque je rajoutai un petit panier ridicule sur le guidon, ce fut l’apothéose, ils n’en pouvaient plus et riaient tant que même le vieux linguiste se dérida et pouffa avec ses compagnons.
Vexé, pas mal touché dans mon amour-propre même, je m’en fus cahin-caha sur mon tricycle minuscule mais tellement parfait. Les pédales lilliputiennes ne me permettaient pas d’aller très vite, aussi entendis-je encore pendant un long moment le concert sifflant des ex-soldats écailleux se gaussant.
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