mardi 27 mars 2012

J'ai des hélicoptères dans ma dure mère

Se balançant au rythme des saisons sur sa snow-mobile, Télécharge Alfredo continue sa quête mystérieuse vers les vierges forêts d'occident. Au passage, il jette par-ci par-là ses yeux sur des paysages incroyables, toujours neigeux, toujours changeants. Deux ours jouent dans une plaine de neige, et Télécharge s'arrête un instant pour les observer. Le tableau est si pittoresque, si plein d'une joie simple et honnête que Télécharge se transforme petit à petit en un concentré de sentiments et d'impressions. Son corps se dissout peu à peu, du moins c'est la sensation qu'il a. Les pensées le quittent, les douleurs s'échappent, et lui-même se libère de son enveloppe charnelle sous la forme peu conventionnelle d'une feuille d'érable.

Tout a changé. D'un seul coup il prend le monde de haut. Il volète au gré des vents polaires et bronze au gré des vents solaires. Ses yeux de feuille scrutent les merveilles terrestres avec la désinvolture typique des êtres spirituels. Son nez hume les fragrances de la nature sans même les goûter, simplement pour décomposer leurs molécules odorantes et expliquer ainsi à sa façon le plaisir d'une manière toute pédante et jesaistouiste. S'il n'avait pas été qu'une feuille, s'il avait été un géant, un titan, il aurait écrasé la planète. Et lui-même se demandait pourquoi, interrogation issue d'un fruste souvenir de son ancienne douceur. Il s'envolait vers l'immensité spatiale. On n'entendit plus pendant longtemps parler de Télécharge Alfredo.

Sa snow-mobile étant restée inoccupée, l'un des deux ours s'approcha de l'engin et le renifla. Comprenant son fonctionnement, il appela son compagnon et tous les deux partirent à l'aventure. Dans la tête des deux compères animaux, la quête de Télécharge s'imprimait tout doucement. Comme le vent du désert modèle délicatement les dunes, les sensations psychométriques de la snow-mobile, laissées là par Télécharge, changeaient progressivement l'objectif des ours. Au départ, ils devaient simplement faire un bout de chemin, trouver un sapin ou l'autre, le griffer, marquer leur territoire dessus, ou bien aller au bord d'un lac gelé, y faire un trou et pêcher quelques poissons visqueux, et bien rigoler. Mais ces envies leur paraissaient de plus en plus ineptes. Adoptant le regard sérieux de l'animal qui sait où il va, celui qui conduisait le véhicule accéléra et conduisit d'une main de maître vers les vierges forêts d'occident.

Le jour, ils cheminaient ainsi, sur des chemins recouverts de neige. La nuit, ils s'abritaient dans d'immenses grottes remplies de cristaux majestueux. Ils les utilisaient pour produire une musique d'ours, des sons et un rythme difficilement identifiables pour des oreilles humaines ; mais un peu d'entraînement permettait à n'importe qui d'en apprécier les sonorités exotiques. Ils passèrent ainsi cinq ans à voyager, et arrivèrent enfin dans les vierges forêts d'occident. L'ours qui conduisait était devenu une créature étrange, humanoïde et très poilue, et... mais tiens, je sens ressurgir le pareil et le même. Pourquoi sont-ils deux ? Pourquoi faudrait-il qu'ils se transforment ? Pourquoi obligatoirement ? Et pourquoi le second allait-il devenir un vinyle parlant ?

Non, disons qu'ils étaient trois. Tiens, en fait la snow-mobile est tombée en panne d'essence après deux cents kilomètres. Pire, elle a explosé bien avant de tomber en panne. En fait elle n'a jamais existé. Et personne ne se transforme. Il ne faudrait pas commencer à exagérer, un ours reste un ours. Et même, pourquoi la forme humanoïde serait-elle une forme plus avancée de la chaîne évolutive ? Décidément il m'arrive de me décevoir moi-même. Mais en même temps, je ne suis qu'un lâche et un connard dépourvu de toute conversation.

Télécharge Alfredo n'avait plus d'existence. Son but, les vierges forêts d'occident, avait été annihilé par les velléités anticlichéistes du "Je" lyrique. Sa snow-mobile dans le futur du passé n'existant désormais plus, il était coincé entre deux réalités. Dans l'une d'elle, il est un fils d'eskimo, élevé dans la plus pure tradition romantique allemande, constamment attiré par les magnificences du pôle nord, ses étendues d'eau inquiétantes, ses cavernes de glace, ses icebergs et ses cieux indescriptibles. Dans cette première existence dont il n'a peut-être plus conscience, Télécharge Alfredo est convoqué par un vieil homme qui lui confie une quête, la quête de trouver les vierges forêts d'occident et d'y découvrir le secret de l'existence. Seulement le tissu dimensionnel est déchiré dans tous les sens et irrécupérable. Télécharge est aussi, un peu, une feuille d'érable, éternel être d'esprit à la fois condamné et voué à la contemplation des aléas de l'univers. Deux vies remplies d'un bonheur complexe et pur, mais deux existences mensongères, quasiment inventées, à la limite de l'absurde. Les ours ont encore une fois mené à bien leur objectif de destruction planaire.

Pendant ce temps, dans les vierges forêts d'occident, Timothéa, dite "La biche", lisait tranquillement un livre, les pieds dans l'eau. Ses cheveux d'une couleur indéfinissable tombaient sur ses épaules puis sur sa poitrine nue, seulement cachée par un pull-over en laine de chèvre. Sur la couverture de son livre on pouvait lire "AOIOSPDVHI", titre évocateur. Les pages étaient riches, les personnages un peu foufous. On y racontait comment un jeune eskimo avait été convoqué par un vieil homme, probablement un sage, pour se voir investi d'une mission étrange qui devait l'amener aux vierges forêts d'occident pour y comprendre le sens du tout vivant. Le héros était pour le moins absurde, pensait Timothéa. Elle se demandait comment un humain pouvait être ainsi coincé entre plusieurs dimensions, ça ne lui paraissait pas logique. Elle était une personne rationnelle, elle aimait le réalisme, le naturalisme aussi, voire le populisme. Mais elle riait tout de même, car elle n'était pas femme à se faire ravaler à un seul style. D'ailleurs elle a bien raison.

A la page 34, le jeune héros, qui s'appelait Télécharge Alfredo, récupérait enfin sa snow-mobile après l'avoir gagnée dans un casino tenu par une famille d'ours. Ainsi, le tissu dimensionnel était légèrement réparé, et Télécharge était désormais lui même et lui même à la fois, et encore, avec des petites modifications inexplicables. Le cerveau de Timothéa faillit perdre son monocle, comment ? Hein ? Une troisième existence contenue dans les deux autres ? Ou l'inverse ? Pour un esprit rationnel, c'était trop. Elle jeta le livre dans la rivière, où il fit l'effet d'un cachet effervescent géant. La rivière changea de couleur, s'irisa, tout en elle devint couleur d'arc-en-ciel électrique. Chaque algue, chaque rocher, chaque poisson fut bientôt englouti dans cette nappe d'absurde qui s'étendait rapidement. Prise de dédain d'abord, Timothéa se souvint que son propre nom était inspiré d'une marque de shampooing typiquement suisse, et elle dut bien forcément s'iriser à son tour. Avant de sombrer complètement dans une saine folie, elle eut une pensée pour Télécharge Alfredo. Elle lui souhaita de mener à bien sa quête un jour ou l'autre. C'était pour ainsi dire, sur le moment, son plus cher désir.

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