jeudi 19 janvier 2012

La légende des hectolitres

Ce matin j’ai faim je mange mon courrier, tas de publicités pour des opticiens véreux qui en veulent à mes yeux. Puis je vais chez ma tante boire une tasse de thé. Le breuvage manque de piquant, alors je m’endors.

A mon réveil, j’ai vieilli, mes oreilles bourdonnent, je suis entouré d’un brouillard blanc dans une pièce blanche sur une planche grise retenue en l’air par deux chaînes noires accrochées au mur et j’ai une barbe blanche constellée de toiles d’araignée.

Je ne me reconnais plus.

Je me lève et je sens que j’ai du mal, mes jointures craquent et blanchissent, je me sens grincer. Je vois d’autres gens qui sont comme moi et qui disent « je ne sais pas » en grimaçant. Je frissonne. Mais d’un coup le monsieur aux fleurs arrive. Il porte un chapeau panama et un grand sourire. Il nous donne une tulipe à chacun, petits bouts de couleur dans ce gris oppressant. Sa tâche terminée, il s’en va et nous laisse seuls.

Je pense tous les jours au monsieur aux fleurs. Ma tulipe est sur mon lit, à moitié fanée déjà. Moi je dors par terre et je supplie chaque jour le monsieur aux fleurs de revenir pour m’en donner une nouvelle. Alors il revient, toujours souriant, par cette maudite porte qui semble ne vouloir s’ouvrir que dans un sens. A nouveau il nous offre des fleurs avant de repartir. Ce ne sont pas des tulipes cette fois, mais je ne connais pas ces fleurs. Leur forme, leur couleur me sont inconnues. Je demande à tout le monde mais tout le monde me répond « je ne sais pas », alors, de rage, je lance ma fleur par terre, immédiatement interceptée par une souris au pelage blanc porcelaine.

Plus tard, le monsieur aux fleurs revient. Il n’a plus de fleurs cette fois, mais il sourit toujours. Il me dit « vous » et me prend par le bras. Tout le monde nous regarde alors que nous nous engouffrons dans la porte mystérieuse. Mon cœur va exploser. De l’autre côté il fait toujours aussi blanc. Je suis content d’être parti, mais ma vieille tulipe va me manquer.

Nous arrivons dans une grande pièce remplie de cubes colorés. Tant de couleur d’un coup, ça fait presque mal. Je le dis, et le monsieur sans fleurs me répond de n’avoir aucune inquiétude, que j’ai un nouveau travail à présent. Il m’explique qu’il y a quatre étages ici, avec des pièces vides. Il m’explique qu’il faut qu’il y ait dans chaque pièce un même nombre de cubes colorés. Il m’indique l’endroit où est rangée ma brouette de fonction et me donne un badge. Puis, il s’en va.

Je ne sais pas combien de fois j’ai pris l’ascenseur pour amener des blocs à tous les étages, mais ça fait du bien de se sentir utile. Les pièces vides, c’est effrayant. Longtemps après, le monsieur sans fleurs revient. Il me dit que si je travaille très dur, je pourrais bien un jour grimper les échelons et devenir coordinateur du centre de dispatching des blocs colorés.

Je n’ai pas tout compris, mais cette idée me remplit de joie.

lundi 9 janvier 2012

Carrousel infernal

Cette rue est déserte. Moi qui pensais trouver un oasis. Je ne sais même pas si on dit un oasis ou une oasis, je me sens perdu quand même les mots me lâchent. J'ai toujours cru qu'ils seraient avec moi, mais comme c'est souvent le cas quand on est trop proche des choses, on ne voit pas le coup arriver. J'ai du mal à parler. Une personne passe et j'essaye de lui demander l'arrêt de métro le plus proche, mais je n'arrive à dire qu'un "rhagl rhu" pitoyable. La personne en question me jette un regard en pleine face puis accélère sa petite marche. C'était une femme, je regarde son postérieur s'éloigner avec nostalgie.

Je secoue la tête un peu. Une bonne claque sur la joue gauche, une sur la droite. Allons ! Elle n'était même pas belle. Rien à voir avec les fleurs délicates qui m'attirent en temps normal. Est-ce que je perdrais la boule à tel point que me voilà attiré par n'importe qui ? Voire par n'importe quoi ? Non. J'avance un peu. Il fait noir, plus noir que noir. En fait, une sorte de gris très foncé, encore plus noir que du noir, plus sombre que la plus sombre des petites ruelles à viol. J'ai froid et j'aime ça. Quelle idée, je ne porte qu'un seul gant en laine. Rien d'autre. Complètement nu dans cette rue déserte... enfin pas complètement, il me reste un gant. Un seul gant.

Je fais un petit tour dans ma tête. Tout est bête à l'intérieur. Rien n'a de sens. J'y trouve un peu de fatigue, des blagues racistes, des stéréotypes sur les grecs, des peaux de banane en décomposition, quelques beaux souvenirs qui brûlent, un début de migraine. Quelle idée d'oublier son pantalon. Je me mets à courir pour avoir chaud, mais j'ai de plus en plus froid. Je sonne à un appartement, pas de réponse. Je sonne à une maison, encore moins de réponse. Je sonne à une boulangerie mais elle n'est pas encore ouverte. Quelle heure est-il ? je donnerais n'importe quoi pour le savoir, n'importe quoi pour un petit rayon de soleil de rien du tout, pour un peu de ciel bleu. Je n'en peux plus de toute cette pluie. Ca pleut à l'intérieur, dans ma tête. L'eau calme ma migraine mais inonde mes souvenirs. Je ne suis que vide, mais je n'ai plus mal, c'est déjà ça.

Je finis par sonner à un nightshop et un homme m'ouvre. Dieu bénisse les nightshops, si Dieu existe. Ou alors Allah, Yahvé, je ne sais quel dieu, peu m'importe. Le gars me regarde un peu de travers, comme je le comprends, moi aussi si j'ouvrais en pleine nuit à un homme presque nu et bleu de froid je le regarderais de travers. J'essaye de dire merci, j'essaye de dire bonsoir, mais rien ne sort qu'un râle effroyable. Il me demande si ça va avec un accent à couper au couteau, je lui dis "bhr bhrergh" ce qui devait signifier "j'ai oublié de m'habiller et je me suis perdu". Il n'a pas l'air de s'inquiéter. Il me donne un essui pour que je puisse me couvrir, mais je préfère rester nu. Il me donne une bière pour que je puisse boire, mais j'ai peur qu'elle ne gèle à l'intérieur de moi. Il me donne cinq euros pour que je puisse prendre le métro ou le tram, mais... je ne sais pas... j'ai peut-être envie de rester perdu. J'ai envie d'aller mal. Pourtant ça ne va pas si mal, je suis à l'intérieur, au chaud, et on me donne des trucs pour que j'aille mieux. Je jette un coup d'oeil dehors. Je devrais y retourner, enlever mon gant, me rouler dans la crasse pour aller plus mal que maintenant, mais rien qu'en y pensant je suis pris d'un frisson sismique et je tombe assis sur une petite chaise un peu moche en tremblant comme un damné. Le gars retourne derrière son comptoir et allume la télévision. Il doit en voir tous les jours des gens comme moi. Je me demande s'il y en a beaucoup.

Peu à peu, je me réchauffe. Ma peau perd son bleu, reprend son rose un peu sale. Ma respiration se stabilise, je me calme, j'arrête de trembler, la pluie dans ma tête s'arrête de tomber. Je tente de bouger mes orteils, ils bougent. Je bouge mes doigts, mes bras. La seule partie de mon corps qui ne bouge pas, c'est mon cerveau. Je suis coincé, coincé dans ma tête. Tout à l'intérieur a été mâché, recraché, remâché, régurgité. Je suis de la mélasse. Quand l'homme voit que je vais mieux il revient vers moi et me propose à nouveau de quoi me couvrir, il faut croire que me voir nu lui pose un souci. En même temps je ne suis pas terrible terrible. Pour le remercier de m'avoir ouvert la porte j'accepte son essui. Je m'en recouvre et je me lève. Il est temps de retourner dehors. Il faut que je trouve cet arrêt de métro. J'accepte ses cinq euros, j'accepte la bière. Je bois une gorgée et je sens mes entrailles lyophilisées reprendre vie. Mon estomac reprend du service, mon coeur se remet à battre, mes poumons soupirent à nouveau. Je sors. Avant que la porte se ferme, j'arrive à dire "merci". Le gars me salue, il retourne s'asseoir pour regarder la télé. Un film de Bollywood sûrement, c'est toujours des films de Bollywood.

Je marche quelques instants, le trottoir est dur et froid sous mes pieds écorchés. Une personne passe, je lui demande où se trouve l'arrêt de métro le plus proche. Je suis étonné par le son de ma propre voix. Le monsieur me répond qu'il se trouve tout droit puis à droite ensuite je verrai une grande artère et ce sera sur ma gauche. Je le remercie, je presse le pas. Est-ce que le métro roule déjà à cette heure-ci ? Je commence à avoir faim. Juste un peu. Je préfère le prendre comme un mauvais signe. Oh comme j'ai faim, quelle douleur de n'avoir rien à manger ! Je commence à voir l'artificiel de mon malheur, je presse encore le pas. Je lâche l'essui, je me retrouve à nouveau nu. Les gens qui sortent de chez eux me jettent des regards mauvais. J'arrive à l'arrêt de métro, je trouve une place, je préfère rester debout. Ma gorge est à nouveau enrouée. Je la gratte mais ça ne change rien. J'ai envie de cracher mais il n'y a aucune poubelle ni cendrier, je dois encore attendre trois arrêts. Quand le mien arrive je sors, je crache, je tombe par terre en maugréant. Je me relève sans laisser personne m'aider. Je me mets à courir, courir, à sprinter même, alors que je n'ai jamais été un grand coureur. Je gagne de la vitesse, j'ai l'impression que mes pieds partent en morceaux sous mon poids. Je trouve ma maison, le soleil commence à se lever, les oiseaux chantent. J'entre je prends une douche je me réchauffe je me sèche je m'habille je mets des croissants au four je monte je me déshabille je me love dans le lit à côté d'elle je prends une mine d'endormi je passe mon bras autour d'elle, et le réveil sonne.

La vie est belle, la vie, ma vie, est tellement affreusement, horriblement parfaite. Ma copine se lève, son corps est délicat, superbe, magnifique, et elle me le garde pour moi tout seul. Je descends avec elle, les croissants sont prêts, leur goût est si délicieux, j'en mangerais jusqu'à me faire exploser. Les enfants descendent à leur tour, le chat vient se rouler en boule sur mes genoux, le soleil passe par les fenêtres, ça sent bon, on est bien.

La vie est belle. Ma vie est si affreusement, horriblement parfaite, que parfois je vais me perdre, nu, dans un coin mal famé de la ville. Et j'aime ça.

jeudi 5 janvier 2012

Je suis une petite plage, partie 4 (fin)


((Pour lire l'intégralité de cette nouvelle, cliquez sur la catégorie "plage" en haut de la page)).

« Je suis rentré ! ». Les mots sont lancés comme des couteaux sur une cible. Pas de réponse. J’ai envie de voir ma petite femme. Mes enfants. J’ai des enfants ? Si j’en ai ils me manquent. J’ai besoin de chaleur et de vie. J’ai beaucoup trop froid. J’aimerais me coucher sur ses seins moelleux et raconter un tas d’inepties. J’ai envie de prendre sa main et de sentir ses doigts se resserrer doucement sur les miens. Je ne sais même plus si on est mariés. J’ai toujours été contre l’idée, donc c’est peu probable. Et elle a toujours été aussi contre, donc c’est vraiment peu probable. Mais avec des enfants, un foyer, c’est plus facile en étant mariés. Mais la question est là : avons-nous des enfants ?

Elle est là. Sa silhouette se dessine dans l’encadrement de la porte. Ses yeux me transpercent, je sens mon cœur s’accélérer, envoyer du sang dans des endroits stratégiques. Nous n’avons pas d’enfants, et elle m’aime. Je le sens dans ses regards, ses gestes, ses baisers, ses caresses, ses cris. La nuit se referme sur nous, j’oublie tout, ma tête se vide, j’ai l’impression d’être traversé par mille aiguilles d’acupuncteur qui instillent en moi une douce léthargie. Mon dégoût s’en va, ma colère fane, mes doutes sèchent, ma vie prend un sens pour un instant. Un sens irrationnel mais un sens tout de même.

*

Le réveil se fait avec une odeur de fleurs et des sirènes de police. Le krkr des porte-voix des policiers me tirent de ma rêverie matinale. « Rendez-vous ! Vous êtes cerné ! ». Encore et toujours de l’originalité. J’enlève tous les cheveux collés sur mon visage et lentement mon cerveau reprend ses fonctions. Je me remémore les évènements de la veille, et je décide d’aller jusqu’au bout. J’assume. Je laisse ma moitié dormir et j’emmène l’autre dehors les mains en l’air. Un inspecteur cireux en ciré vient rapidement vers moi. Il dit : « Vous êtes en état d’arrestation pour le meurtre de Bill, Joe, Jean-Marc, Myriam, Marianne et Pavlov, ainsi que pour quatre-vingt-deux cas de coups et blessures par voiture interposée. Veuillez me suivre monsieur ». Je le suis. : « Comment vous m’avez retrouvé ? ». « On peut pas dire que vous ayez été un modèle de discrétion. Et puis ce monsieur a porté plainte directement contre vous ». Il montre ma voiture du doigt. Entre deux roues, un vieil anarcho-pollutiste lève le poing en murmurant : « Voyou ! ». Je me relaxe et entre dans la voiture de police.

Une fois au poste je suis placé en garde-à-vue. La vie referme ses mâchoires de fer sur moi, les larmes aux yeux, serrant ses petits poings. Je ne la regarde même pas. J’attends qu’elle mâche.

Trois ans avec sursis ! J’ai tué trente-cinq personnes, j’en ai blessé cinquante autres et on me met pour seulement trois ans dans une prison basse-sécurité. Youpi ! Joie ! Hosanna au plus haut des cieux. « Intervention spéciale de la ministre de l’environnement », m’a-t-on glissé à l’oreille pendant qu’on faisait l’inventaire de mes poches. Je souris, mais trois ans c’est déjà tellement long !

Mon compagnon de cellule ne parle pas beaucoup mais rigole tout le temps. Il a un petit rire sec qui me donne des frissons. Le matin, un gardien lui fait passer quelque chose discrètement, et il passe le reste de la journée…
... . .. . ...

Non, en fait non, c’est n’importe quoi. Retournons à la racine même de l’histoire, le moment de sa pureté manifeste, avant qu’elle ne commence à partir en vrille. Après avoir, avec mon équipe, produit la drogue psychédélique la plus puissante qui fut jamais, et après avoir tiré sur ma première et dernière clope, je suis retourné voir le roi.

J’ouvre la porte, et là, prostré comme un chien, le roi dans tous ses états. Il crie « oh non ! » et court pour fermer la porte. Je comprends rien. Il le voit et tente de s’expliquer mais il n’arrive qu’à balbutier des bribes inintelligibles, comme si sa bouche était une bétonneuse charriant une matière première linguistique de grande qualité sans aucun ouvrier pour s’en saisir. Je m’approche et, à l’aide du béton qu’il produit ainsi, j’assemble les idées dispersées par lui dans la pièce. La première ressemble à un confessionnal pour enfants. Donc probablement une révélation. « Tu as quelque chose à me dire ? ». Il hoche la tête. Je continue mon manège et assemble une somptueuse statue d’Hitler. Le roi baisse les yeux. Donc il va me révéler un truc infâme.

« Tu ne vas pas me croire », dit-il enfin. Il a l’air si triste, abattu comme un vieil arbre, comme un coq blessé après un long combat. Je lui demande des explications et d’un seul coup il porte la main à son visage et arrache sa peau. Ou du moins ce que je croyais être sa peau. Ce n’était en fait qu’un faux visage. Alors que son vrai nez, ses vrais yeux apparaissent, je suis pris d’un soubresaut. « Quelle horreur ! Alors depuis le début tu n’es pas le roi de Suisse mais… le roi de France ?! ». Il semble parcouru par la honte. Il est sincère. « Oui, je suis Louis Mille, roi de France… mais j’en ai assez ! Mes ancêtres étaient des pantins, je suis un super pantin, et mes descendants seront des super méga pantins ! Et je ne veux jamais, jamais voir ça ». Je suis sidéré, je m’en veux de n’avoir jamais rien remarqué. On dit que les chats peuvent voir les fantômes, et moi alors ?! Bon sang ! Je ne donnerai plus jamais ma confiance.

Il continue son monologue sanglotant : « Mais ne t’inquiètes pas, car même sans ce masque je suis toujours le même. Je suis peut-être roi de France mais je me sens l’âme d’un roi Suisse. Et ce soir nous allons nous en aller. Du moins… enfin… nos corps vont rester ici, mais nos esprits vont partir, s’élever, aller ailleurs, vivre dans une réalité divinement et constamment différente, grâce à ceci ». Il sort à ce moment de sa poche une petite fiole de liquide rouge vif. Mon bébé, ma création, mon rêve, ma beauté, la drogue psychédélique la plus puissante de l’univers connu. Un savant mélange de psilocybine, de salvinorine, de diéthylamide d’acide lysergique, de mescaline, d’amphétamines, de diméthyltryptamine, le tout arrosé d’une sérieuse dose d’inhibiteur de monoamine oxidase. A mettre entre toutes les mains.
« Mais nous n’avons même pas encore commencé la production ! ». « Le temps n’est plus ce qu’il était, l’ami ». Il verse le contenu de la fiole dans deux verres très jolis. Il m’en tend un. Je tente de peser le pour et le contre, je n’y arrive pas. J’essaye de penser à ma femme, à mes enfants, mais cette partie de l’histoire n’a-t-elle pas été effacée ? « Santé, on se revoit là-bas ».

Il boit sans m’attendre. Il a confiance. J’étais loin de m’attendre à ça de la part du roi de France, vraiment loin. Il n’a pas le temps de reposer son verre, il tombe déjà sur le parquet. Doucement, lentement, comme une grosse plume, son corps entouré de tissu se dépose sur le sol. Ses membres gigotent un peu, ses yeux tremblent dans tous les sens. Sa bouche lance des éclairs, il hulule, miaule, crie comme un enfant, comme un homme, comme une fille, il se touche le visage, il transpire, il bave, il exulte, il jouit, il délire. J’en veux aussi ! Je bois, le goût est amer. Je tombe à mon tour, autour de moi tout devient phosphorescent et poilu. J’entends des murmures bienveillants, on me prend par la main, on m’aime enfin vraiment. J’ai trois, quatre cœurs, six paires d’yeux, je marche au plafond, le mot « marcher » n’a déjà plus de sens. Je n’ai plus de sens. Qu’est-ce qu’un sens ?

Dans le fond de la pièce, le fils de Satan se lève. Il s’avance et contemple nos deux corps gigotant. Il inspire, il fait expirer.

Il dit : « Alors, heureux ? ».

mercredi 4 janvier 2012

Je suis une petite plage, partie 3

Suis-je bête ! Ceci n’a aucun sens ! Non, en fait je suis parti joyeux. Ma femme m’aime c’est certain, elle s’en rendra compte tôt ou tard. J’aime la vie, les oiseaux, mes amis. Et je suis parti pour des années et des années de plaisir intense. Je roule sans souci, la musique à fond, le paysage se fond en moi et je me fonds en lui. Mais en arrivant rue des couilles, plus moyen d’avancer. L’heure est grise mais la radio crache des arc-en-ciels. Ma voiture est stoppée dans sa course par une troupe d’hommes et de femmes habillés en noir. Ils protestent contre la non-pollution avec de grandes pancartes, des banderoles qu’ils tiennent à cinq six, des cris bestiaux.

Ca sent l’embrouille à plein nez. La radio est à fond et je sifflote en faisant comme si de rien n’était, mais ça ne m’empêche pas de les entendre. « Assez ! », dit un gars faisant office de leader, « on nous empêche de rouler dans les voitures que nous aimons, ne nous débarrasser de nos déchets encombrants dans les forêts inutiles, on va même jusqu’à nous voler notre temps de vie en nous obligeant à trier nos ordures ! Je dis assez ! Qui est avec moi ?! ». Et un nombre effrayant de poings se lève dans un tumulte de voix distordues. « Si vous achetez une friteuse Ultimafrit dès maintenant, vous recevrez un paquet de frites gratuit ! Offre soumise à conditions, consultez notre site web ». On dit que la publicité rend con, c’est probablement pour ça que mon cerveau tout mouillé et tremblotant répète « puteputeputeputeputepute » depuis un quart d’heure.

Le flot des manifestants s’écoule en deux petites rivières autour de mon véhicule. Et ça sent mauvais. Je commence à avoir mal aux genoux à force de rester prostré comme un imbécile à écouter ces couillons vociférer. Au loin je vois un début d’échauffourée avec la police et je me surprends à leur souhaiter à tous un maximum de violence.

Un type avec un bonnet gris sur la tête se met à caler des prospectus sur mon pare-brise. Je lui envoie une giclée de liquide lave-glace. Un autre, ou plutôt une autre car l’égalité des sexes veut que les femmes aient aussi le droit d’être stupides, colle un drapeau sur ma fenêtre arrière gauche. On peut y voir un oiseau mazouté et un slogan minable écrit en dessous : « Give them their true color ! ». Je me retourne et lui crie d’arrêter, elle me fixe alors et me fait tomber dans le néant total. Je vois une telle absence dans ses yeux que j’en ai le tournis. Jusqu’à quel point la vie d’un humain doit-elle être minable pour qu’il finisse par la dédier à la pollution ?

J’ai un frisson. Je klaxonne. Je mets le contact. Je mets la première et je commence à me frayer tant bien que mal un chemin dans la manifestation. Les participants sont scandalisés. Certains se jettent sur ma voiture pour m’empêcher d’avancer. Je leur passe dessus froidement, résolument, moi qui n’ai jamais écrasé une mouche. Je ne comprends même pas d’où vient toute cette violence en moi. Tant pis, autant m’assumer comme je suis. Moins il y en aura, mieux ce sera. Mes cris, les publicités de la radio, mon moteur, les vociférations des manifestants se mêlent. Le bruit est assourdissant. Comme un Beethoven postmoderne je compose sans rien entendre une symphonie pour sang et chair, avec des variations pour os brisés et des improvisations pour cerveau en ébullition. Mon opale reçoit des coups dans son Opel empalant à la pelle. J’arrive enfin à en voir le bout. Le gros meneur de tout à l’heure est tout proche. Il me hurle dessus avec un mégaphone. Je lui offre mon doigt et je m’extirpe de cette masse grouillante.

Le calme reprend peu à peu ses droits. Dans la rue, dans le paysage, dans mon corps, dans ma tête. Je coupe la radio et ma colère se dissipe peu à peu. Il faudra que je pense à passer un petit coup sur le pare-brise dès que je rentre. J’ai peut-être tué quelqu’un. L’idée flotte un instant. Je regarde mes mains, qu’est-ce qui a changé depuis ce matin ?

mardi 3 janvier 2012

Je suis une petite plage, partie 2

Quinze ans déjà.

« Oui, quinze ans de bons et loyaux services », dit le roi, lisant dans mes pensées. « Vous savez que j’ai horreur de quand vous faites ça ». Un rire d’enfant fut ma réponse.

Il me laisse là et s’en va, probablement courtiser quelques tailles de guêpe. J’enfile une blouse blanche brodée à mon nom et j’entre dans le secteur B. Le secteur B ! Mon secteur ! Appelé ainsi, B, comme « Best of the Best ! », ça veut dire vraiment trop super en anglais. Mes assistants sont déjà là, le mini-frigo est à moitié vide.

Il y a Polo, que je considère comme mon frère, même s’il vient du sud ; Paula, que je considère comme ma grand-mère ; et Poli, que je traite comme un chien. Notre objectif : créer les drogues hallucinogènes les plus puissantes au monde, des drogues royales pour le plaisir du palais. En quinze ans nous avons déjà eu le temps de composer quelques produits intéressants, tous rapidement interdits sous la pression des lobbies bien pensants.

Maintenant, à huit heures de la retraite, je suis sur le point de peaufiner le mélange le plus déchirant qu’il puisse exister. C’est un mélange de… enfin, je ne sais même plus ce que j’ai mis dedans. Ce qui est sûr, c’est que ça sent la piscine brûlée.

Il ne s’agit pas vraiment de travailler, aujourd’hui. C’est la dernière fois que je les vois tous. Ce soir je dormirai une dernière fois dans mes quartiers… quoi que, j’improviserai. La préparation est prête, on est tous saouls, je vais une dernière fois aux toilettes et j’engueule une dernière fois Poli. Je n’ai jamais pu supporter cette manie qu’elle a de pousser sur la porte des WC pour en faire sortir les occupants. Ce genre d’action a pour effet de me faire resserrer mon sphincter de rage et de m’empêcher d’évacuer tranquillement ma fange interne.

*

La journée est finie, j’ai les oreilles qui bourdonnent. Polo s’assied à côté de moi sur cette magnifique colline herbeuse. Au loin, le soleil se couche. « Cigarette ? La dernière ? ». J’ai l’impression d’être un condamné. Je ne fume pas mais je la fume. Je tousse, ma gorge me gratte et j’attrape deux cancers, un pour chaque poumon. De toutes façons il ne me reste plus grand-chose à vivre. Mon Dieu comme je devient pessimiste !
Il reste une fine lumière dans l’air. Le ciel ressemble à un billet de 20€ et je sens l’odeur de l’herbe humide. Il me reste encore quelques heures, à peine le temps d’aller voir ma famille, d’emmener Poupoune au Clebs Med et de passer à la pharmacie. Je pleure un peu. Tout ça m’ennuie, je suis beaucoup trop jeune pour la retraite, ma femme me bat, mes enfants me haïssent, mon chien est un aristocrate parvenu sur quatre pattes.

Ce que j’aime c’est travailler. C’est tellement rare de pouvoir dédier sa vie à sa passion ! En rentrant dans ma petite Opel couleur d’opale, des souvenirs ressurgissent des replis du passé. Je me revois à mon premier petit boulot d’étudiant. Et dire qu’à ce moment je pensais faire ça toute ma vie.

Je suis une petite plage, partie 1

Je suis invité à dormir chez le roi. Je ne mets pas de costume parce que j’ai horreur de ça. Par contre j’ai mis un t-shirt vert que tout le monde déteste.

Le roi m’accueille, me fait visiter son château. Nous rigolons. Il s’arrête, ouvre une porte, il demande « voulez-vous dormir là ? ». Je regarde dans la pièce et j’y vois deux morts, pendus autrefois par le cou, mais à présent par les bras. Je dis bonjour, ils me saluent. « Nous sommes morts », disent-ils. Je souris, les morts m’ont toujours beaucoup fait rire. Je referme la porte, me tourne vers le roi et lui réponds que la chambre est déjà occupée. Il hausse les épaules, me dit de le suivre et je le suis.

Nous passons trois couloirs joliment décorés, un bleu, un noir, un blanc. Il pousse une autre porte et annonce : « voici une très jolie chambre ». Je lui réponds que tout est okay. Il me fait trois bises et puis s’en va (je précise qu’il s’agit du roi de Suisse). Je me déshabille et vais me coucher. Je fais un rêve mais je ne le raconterai pas.

*

Le lendemain, nu et libre, je suis réveillé par les tentacules de l’aube.

J’arpente la chambre, chaque objet attire mon regard quelques instants, mais rien d’exaltant, vraiment. Rien à part un grand tableau derrière le lit, qui me semble bouger tout seul. En m’approchant je me rends compte que c’est simplement son réalisme qui me stupéfie. Je prends une gorgée de bière et mes cellules sèches s’étirent. Sous le tableau se trouve une petite plaque de bronze : « Douce réchauffade au bord du Faze ». I thought I could see through it just like people do with Love, but after trying to lick the canvas I had to give it all up, with greasy hair and a sore tongue*.

« L’art vous intéresse ? ». La voix du roi dans l’entrebâillement de la porte. Je jette un drap entre mon sexe et lui, pure convenance. En tant qu’hommes notre mission sur Terre est de montrer notre sexe à un maximum d’autres humains. Il le sait, mais comprend toutefois mon réflexe pudique. « Cette toile a été peinte par Marius Jansenois, un peintre belge d’origine hongroise ».

Un peu surpris qu’on puisse préférer une Belgique humide et boueuse aux confortables vallons de la Hongrie, je passe un peignoir tout en écoutant mon hôte décrire en détail la provenance de tous les objets singuliers qui décoraient ma chambre. Dommage, une fois expliqués, ils perdent tout leur intérêt. Je hausse les épaules : « Meh… l’art c’est pas trop mon truc à moi ». Ensuite, nous sortons.

*

Je ne suis pas là par hasard, moi, je suis un scientifique, moi. Et je sais tout sur tout aussi. Je ne suis pas l’un de ces sentimentaux ridicules, oh loin de là. J’ai résolu l’équation de l’Amour (sexe = problèmes) et de l’espace avec l’appui des plus éminents spécialistes. L’univers est tout simplement trop grand, laissons tomber.

Dehors l’air est frais. Il y a un vieux brouillard qui empêche de voir à trois mètres. Un vent froid s’amuse à s’engouffrer sous mon peignoir. Je ne suis pas sûr de savoir si ça m’amuse autant que lui. Nous traversons successivement deux jardins garnis de rosiers taillés en arches. Les grands rosiers apprennent aux petits tout ce qu’il faut savoir pour être un bon rosier. Comme dans toutes les classes il y a du chahut, à tel point que ma conversation avec le roi s’estompe dans un brouhaha affolant. Notre silence me permet de l’observer un instant tant que nous sommes dans les jardins, et il me semble que sa démarche a un quelque chose de non-suisse. Je range ce détail dans le coin de ma tête qui me sert habituellement pour ranger et classer l’inutile.

Nous arrivons enfin devant le laboratoire royal, bâtiment somptueux de style rococo encore un peu baroque par endroits. Il avait, pour ainsi dire, la forme d’une perle irrégulière. Pour ne pas que cette perle roule et écrase en chemin les appartements des laborantins, elle était soutenue à sa base par un socle pyramidal. Dans ce socle est pratiquée une porte d’entrée, nous y entrons.


* J’ai cru pouvoir voir à travers comme certains savent faire avec l’Amour, mais après avoir essayé de lécher la toile j’ai dû laisser tomber, les cheveux gras et la langue douloureuse.

lundi 2 janvier 2012

Ceci est une fiction

Epitaphe sensuel
Tout ce qui me touche meurt
Collé sur ma moisissure comme sur un piège à mouches
Et lentement digéré

J'ai le scorbut des yeux
Et la langue insipide
J'ai la grippe maxillaire
Et les pieds déformés

Mon humanité n'est plus qu'un carnaval abominable
Frustrant tourbillon de désirs insatisfaits
Effrayant siphon de fantasmes inavouables
Qui, tout comme moi, moisissent
Attirent la vermine qui fond, mélasse visqueuse et sans couleur

Et pourtant je pense bien qu'au fond de ma nuit
Où je passe pour un immonde peintre
A travers mes pensées, cet infâme treillis
Un éclair de beauté pourrait bien m'étreindre.