lundi 27 février 2012

Le charbonnier des abysses

C'est l'histoire d'une poule, elle court un peu partout dans la maison en ouvrant et claquant toutes les portes et en criant "papa ? Papa ?!" mais son papa ne répond pas, le salaud, il est peut-être même déjà parti, s'il a existé un jour.

L'animal claque les portes de plus en plus violemment, du coup, ici en haut, ça vibre et j'ai peur que ça ne réveille ma mère dont le sommeil est rapidement annulé. Une action s'impose, et la meilleure chose à faire est probablement de danser la claquette au dessus du salon de la poule ; si j'arrive à calquer mes pas sur le rythme respiratoire de ma mère, j'arriverai non seulement à ne pas la réveiller, à pratiquer mes pas de danse, mais surtout à faire comprendre à ces gallinacés souterrains que les portes ça ne se claque pas.

Je commence donc mes claquettes pour lui apprendre à claquer, et la manœuvre est plus aisée que je ne l'aurais imaginé. Bientôt, les figures se succèdent toute seules et mon jeu de jambes acquière une conscience propre. De ce fait je peux utiliser le haut de mon corps pour me remplir un bol de céréales avec du lait de soja (je suis intolérant au lactose, de fait).

Après le pas final (et la bouchée finale de concert), je ressens un silence énorme. Un avion passe dans le ciel à des milliers de kilomètres d'ici en faisant ce bruit céleste caractéristique, le vent soulève quelques feuilles mortes, quelques brins d'herbe, quelques grains de sable et puis se tait.

Les portes ne claquent plus, le résultat de mes claquettes ? C'est à espérer. Ma mère n'est toujours pas réveillée, quel talent j'ai ! Je tente immédiatement d'appeler mon agent pour lui faire écouter mon doigté pédestre, mais je n'en ai pas le temps, car en bas, dans les souterrains remplis de volailles qui me remplissent d'effroi la nuit quand je les entend murmurer, j'ouïs le coq.

Peut-être bien le père de la poule, ou son petit copain. Il caquette et cocoricote tout en claquant les portes encore plus fort que sa parente et/ou amie (je vomis). Au loin j'entends l'objet de sa recherche, la poule partie dehors l'âme en peine chercher son amant ou père en hurlant et en trouvant des portières de voiture et des clapets de boîtes aux lettres à claquer.
Mon oreille gauche et mon oreille droite, toutes deux bien fonctionnelles, transmettent les affreux messages à mon cerveau qui se charge de me dire la marche à suivre : Il décréta qu'il lui semblât qu'il fallut que j'allasse au sous-sol pour y faire directement mes claquettes et stopper cette mascarade ridicule.

Je me prépare rapidement à exécuter les ordres, et descends les escaliers. Je passe de la civilisation à la sauvagerie, de la raison à l'animalité, de l'odeur du gratin à celle de la fiente. Je pousse une porte grise et tachée et pénètre dans l'infâme endroit dont l'odeur me rappelait étrangement le poulailler que l'on avait fabriqué durant l'école primaire dans la cour.

Il n'y avait plus aucun bruit, pas une mouche ou une feuille pour tomber à terre. Même le vent avait arrêté sa litanie, abjurant jusqu'au sens de sa propre vie. Je tenais mes chaussures à claquettes comme un fusil, seules garantes de ma survie dans ce cloaque malodorant (mais comment un cloaque pourrait-il ne pas l'être ?). Ma respiration se fait plus rauque, plus violente. A ma droite je vois un chat à deux pattes qui traverse une sorte d'ancien salon abandonné et me sourit avant de s'en aller je ne sais où. Une table entourée de chaises et disposée à ma gauche sous une antique lampe dont l'ampoule est brisée. Mais où sont ces saletés de volailles ?! Je commence à paniquer, j'ai peur de ne pas arriver à mettre mes chaussures à temps, voire de me tromper de rythme, ou pire ! de réveiller ma mère !

Le facteur arrive, dépose une poule au sol et s'en va en faisant gronder son moteur. La poule fait « cot » et ce « cot » me glace le sang. A ma gauche apparaît le coq, qui me regarde de son œil injecté de sang. Il tourne vers moi son regard vide, puis lentement ouvre la bouche. Je suis paralysé par la peur et mes chaussures à claquettes semblent contre-providentiellement enrayées.

L'animal continue d'ouvrir le bec jusqu'à un certain point puis s'arrête. Alors, d'une voix qui me parut venir des tréfonds de la terre, de la bouche de l'enfer, de la dernière des dimensions il déclara : « coco, il veut un gâteau ». Puis il eut un rictus de coq avant de disparaître en fumée. J'en fus glacé d'horreur.

Peu après, ayant repris mes esprits, je remonte vers la civilisation, vers la raison, l'odeur du gratin. Je ferme toutes les portes à triple tour, cassant toutes les clefs dans toutes les serrures et me résous, une fois théoriquement à l'abri, à brûler mes chaussures crottées, cause future de nouvelles terreurs.

La poule que le facteur avait déposée semblait riche et bien nourrie. Elle prit possession du sous-sol, cet endroit affreux rempli de fumeroles malsaines et baigné d'une lumière glauque. Elle prit également comme résolution d'apprendre à la première poule et au coq (qui était à nouveau là) à claquer les portes de manière plus retentissante.

Ils étaient désormais trois à faire trembler toute la maison. Les portes s'ouvraient en grinçant et claquaient violemment. Un jour plus tard, je sombrai dans une terrible dépression. Deux jours plus tard, mes oreilles décidèrent de ne plus fonctionner. Trois jours plus tard, je fus pris d'un délire languide qui ne dut finir qu'avec ma vie.

mercredi 22 février 2012

Seul dans du Bois


Il est seul, il n’a pas décidé lui-même d’habiter là. La maison lui est tombée dessus par surprise, comme une pomme de pin tombe sur un promeneur sans crier gare. La maison, tout comme la pomme de pin, ne savait pas crier gare.

Comme il n’y avait personne dedans, il s’y était installé. De toutes façons rien ne pouvait être pire que l’endroit d’où il venait. Au moins, dans la maison, il faisait un peu moins froid.

Il y vit en solitaire depuis plus de dix ans maintenant. Il pense la connaître mieux et plus intensément que n’importe lequel de ses amis. Il sait quel âge elle a exactement (c’est marqué sous la boîte aux lettres), combien de fenêtres elle a (elle en a douze), combien de portes (dix), combien de pièces (ça dépend ce qu’on entend par pièce), de meubles (trente-cinq), de poignées (autant que de portes et de fenêtres), d’attache-trombones perdus entre deux tiroirs (cent cinquante sept). Il sait ce qu’elle pense, et comme elle pense bien, il se sent bien aussi. L’ancien tourbillon sauvage de sa vie avait désormais fait place à un petit ruisseau tranquille autour duquel de beaux arbres poussent, servant d’abri aux créatures des bois tandis qu’au loin le soleil se couche paresseusement.

Est-il fou ? La question ne se pose pas. Qui est fou, qui ne l’est pas ? Il n’y a pas d’autorité pour en juger, du moins pas d’autorité légitime. Oui il aime sa maison comme on aime une jolie femme ; oui il lui arrive de lui parler, mais ce sont toujours des mots doux ; bien sûr il arrive que la maison réponde, mais c’est toujours avec cette tendresse maternelle de celle qui protège et qui a toujours su garder des bases solides pour sa vie. Mais par chez nous on sait bien qu’un homme qui oublie sa tête en sortant de chez lui a beaucoup plus de choses à dire que celui qui l’a bien en place sur les épaules.

La maison est une beauté à quatre étages, tous plus merveilleusement agencés les uns que les autres. Au rez-de-chaussée, lorsqu’on passe la porte d’entrée, se trouve à droite sur le mur une plaque métallique aimantée, gadget épatant qui avait dû, il y a longtemps, permettre au propriétaire des lieux de ne plus jamais perdre ses clés. Maintenant elle servait surtout à résoudre des questions du quotidien, comme savoir si le bois peut être magnétisé. La réponse est non, malheur.

Une porte blanche sur la gauche menait au salon, avec ses deux fauteuils poussiéreux, dont l’un l’était bien moins que l’autre, car il lui arrivait parfois d’accueillir un lecteur fatigué, un rêveur passionné, un soupireur qui se croit damné, ou simplement un importun dont le confort est requis par la décence et l’hospitalité. Il y a aussi au salon une télévision à tube cathodique qui ne marche plus depuis des lustres. Pourtant, lorsqu’on y perd son regard, on finit toujours par voir quelque chose. Ca peut devenir effrayant, parfois de simples petites lumières apparaissent et s’agitent, parfois un visage sinistre se dévoile et sourit de ses dents pointues ; et comme avec les machines du même nom qui fonctionnent, on finit aussi toujours par s’endormir devant.

Entre la télévision et les fauteuils, il y a toute une série de petits meubles de rangement, un demi tiroir cassé gît par terre, exténué, vivant ses derniers longs instants d’objet usuel ; une grande boîte remplie de cubes en bois devait probablement avoir été utilisée encore et encore par des enfants vite satisfaits ; une table basse était piquetée de cendriers de formes diverses (un rond, un carré, un triangulaire, deux plats, un creux, un indescriptible…) que plus personne jamais n’utilisait. En effet, il était interdit de fumer dans la maison ; cette interdiction avait été proclamée après que, lui-même fumant, il eût entendu son amie architecturale tousser de cette toux caverneuse et sinistre qui annonce la mort. Pris de peur, il avait éteint sa cigarette, répandu ses sueurs froides dessus pour que plus jamais elle ne s’allume, puis avait chassé tous ses invités en hurlant comme un fou dangereux. La maison s’en souvient bien, et lui aussi. C’était terrible à ce moment, mais maintenant ils se racontent cette histoire comme un conte pour enfants et en rient comme d’une blague.

A côté du salon, ou du moins pas très loin, il y avait la cuisine : un frigo éteint, une table et trois chaises, un évier et une cuisinière électrique qui semblait toujours marcher, étaient tout ce que la pièce contenait. La cuisinière servait au maître de maison pour faire de nombreux plats qui avaient tous en commun d’être gras et épicés : spaghettis avec sauce pimentée, gratin dauphinois au curry, fondue savoyarde noyée dans le poivre noir… Dans la jungle qu’était devenu l’extérieur, le froid régnait en maître, sillonnant les rues, les boulevards, s’emparant des petites habitations mal ou trop isolées, gelait tout sur son passage en ne laissant derrière lui qu’un rire glacial et un brouillard sinistre. Celui qui habitait dans la maison s’était bien vite rendu compte qu’aucun feu ni radiateur ne pourrait jamais chauffer ces quatre étages, il avait donc résolu de faire comme les ours, et de se composer une couche de graisse à la diable pour l’hiver comme pour l’été, qui n’était pas beaucoup plus chaud d’ailleurs. La cuisine, malgré son plancher bancal et moisi, était la pièce la plus propre de la maison.

Lorsqu’on revient en arrière, qu’on repasse par le salon et qu’on se retrouve dans le hall d’entrée, on peut voir à sa gauche un escalier qui mène au premier étage, et juste à sa droite, une petite porte derrière laquelle se trouve la penderie, qui sert d’ailleurs aussi de débarras. Rempli de vestes, de chapeaux, de chaussettes d’hiver, d’écharpes, de manteaux et de nombreux autres vêtements, c’est l’endroit le plus confortable et le plus chaud de toute la maison. Lorsque l’on veut être tranquille, ne plus rien entendre ni sentir, lorsqu’on veut se couper du monde pour se recueillir un moment, c’est dans la penderie qu’il faut aller. Quand on s’y enferme, chaque partie du corps est soutenue par un habit quelconque, par les murs ou par la porte, on ne doit plus fournir d’effort pour rien. Il règne dans la penderie une clarté orangeâtre qui met les yeux à l’aise, un silence qui masse les épaules des oreilles, une douceur qui fait tout oublier. Mais dans la penderie, il n’y a pas non plus beaucoup d’espace, et donc pas beaucoup d’air, alors on finit par sortir revigoré, relaxé, prêt à tout recevoir avec le sourire, que ce soit un invité surprise ou une chauve-souris dans l’œil.

En sortant de la penderie, on se dirige tout naturellement vers l’escalier. L’envie de s’élever prend le pas sur celle de garder les pieds sur terre. La maison vous invite vers les hauteurs, vous n’y tenez plus. Au premier étage, il n’y a qu’une immense pièce vide et froide éclairée par quatre large fenêtres qui font pénétrer la lumière solaire partout, et dont les murs sont couverts de petites phrases et maximes philosophiques, de poèmes étranges écrits par celui qui habite la maison. Il passe ici le plus clair de son temps. La maison lui offre ses larges murs blancs pour qu’il y travaille son art silencieux et visible de lui seul, car ses invités (quand il y en a), n’ont pas le droit de s’arrêter au premier étage. Sans être Barbe Bleue, il convie gentiment les gens à monter directement au second, ou à retourner en bas pour éventuellement aller se ressourcer dans la penderie ou fixer l’écran de la télé. Jusqu’à maintenant, tout le monde a toujours suivi ses directives. Il n’y a jamais eu de violence dans la maison, fût-elle verbale, depuis qu’il y a élu domicile. Et c’est bien mieux comme ça.

Lorsqu’il écrit, il exprime ce flot étrange qui coule dans son cœur et dans sa tête, il le touche, se laisse emporter quelques minutes, profite d’un petit îlot tranquille pour se reposer… les lettres qui s’alignent sur le mur n’ont de sens que pour lui. Elles sont pure émanation de son imagination. Parfois elles s’étalent longuement, devenant presque des romans étranges dont les personnages sont biscornus et leurs actions incompréhensibles ; parfois elles forment un carré strict tandis qu’il y distille une poésie qui ne suit que ses propres règles. Il peut parfois passer des journées entières à cette activité, mais les murs sont si grands qu’il a toujours de la place. Lorsqu’il achève un poème ou une histoire, son cœur bat comme s’il venait de courir deux marathons. Libéré d’une peur ou d’une pression dont il n’avait pas conscience, il inspire lentement, puis expire, et il lui semble alors faire sortir de lui tout ce qui est gênant et désagréable, pour ne garder que ce qui est bon.

Il s’est parfois demandé si cela chatouillait la maison lorsqu’il écrivait sur ses murs, mais elle n’a jamais daigné répondre à cette question.

Au second étage se trouve la salle de bain. Une grande baignoire blanche immaculée occupe le centre de la pièce, et autour d’elle trois lavabos sont alignés. Pourquoi trois ? Pourquoi pas. Il aime se balader dans la salle de bain, là où ça sent toujours bon. Des odeurs de vieux shampooings forment des petits nuages invisibles, les lavabos sont si grands qu’on pourrait presque s’y asseoir pour boire une tasse de thé (ou de café, c’est comme on veut). Les toilettes sont à l’extérieur dans une autre petite pièce à part bien sûr, mais n’en parlons pas, d’ailleurs qui veut parler de ce sujet ? Personne. Du moins personne ne veut en parler en toute bonne foi. Ce qui se passe aux toilettes reste aux toilettes, c’est préférable, pour tout le monde. Disons pour faire court qu’il y a en permanence trois rouleaux de papier toilette triple épaisseur à motif floral, que la lunette comme la cuvette sont toujours d’une parfaite propreté, et que la chasse d’eau se coince parfois, ce qui donne lieu à réparations sommaires.

La brosse de nettoyage est la seule et unique chose étant l’objet de conflits entre la maison est celui qui y vit. Ce dernier voit cette brosse comme l’objet le plus repoussant, le plus dégoûtant, le plus disgracieux possible ; il ne s’en saisirait pas pour tout l’or et toutes les bonnes raisons du monde. Il déclara, l’une des rares fois où il parla, qu’il ne l’utiliserait un jour que si sa vie en dépendait. La maison, de son côté, comprend chaque meuble, chaque poussière, chaque objet qu’elle contient comme faisant partie intégrante d’elle-même. La brosse n’est pas une exception, et parfois lorsque celui qui l’habite y pense avec dégoût, elle verse une petite larme. Ces larmes de maison qui ne sont pas comme les larmes que nous pleurons. Ce n’est pas de l’eau, ce n’est pas mouillé, ça ne pique pas les yeux. C’est plutôt une impression, comme une plongée dans le sol, comme être coincé dans une pile de pneus, comme voir des gens partir en vacances quand on est coincé à la maison avec des devoirs ennuyeux à mourir. Lorsque la maison pleure, tous les gens qui s’y trouvent pleurent aussi, sans savoir pourquoi. Un poids invisible s’attache à tous les cœurs, ternit toutes les saveurs, et même le beurre alors, ne rend plus tout meilleur.

Heureusement la brosse dans les toilettes est le seul article qui soit conflictuel d’une manière ou d’une autre, et donc la plupart du temps, les cœurs sont paisibles.

Hors de la salle de bain, juste entre le dernier escalier qui mène au dernier étage et l’escalier précédent qui mène à l’étage précédent, se trouve une immense armoire en chêne massif, aux portes robustes et aux pieds résistants, qui contient tout un fatras d’affaires hétéroclites : depuis de vieux élastiques jusqu’à des papiers qui avaient probablement été importants par le passé, en passant par des photographies de sandwichs, d’antiques billets de loterie, des miettes d’on ne sait quoi, des bonbons fossilisés, et bien sûr des dizaines d’attache-trombones qui s’étalent partout comme d’étranges petits insectes argentés. C’est dans cette armoire que, l’on range les objets qui ne sont pas à leur place et dont cette place est inconnue, impossible à déduire, et qu’on ne peut avec les moyens du bord fabriquer quoi que ce soit pour les mettre dedans. L’armoire en chêne devient donc la vraie place de nombreuses choses dont l’inutilité est tout à fait avérée. Un havre de paix pour les perdus, et ils sont si nombreux…

Au dernier étage, enfin, lorsqu’on monte l’ultime escalier à la rampe cirée et aux marches qui craquent et grincent, on arrive dans la chambre du maître de maison. Une pièce tout droit sortie des fantasmes de tous les jeunes adolescents qui rêvent de partir loin et d’avoir un endroit qui leur appartienne pour en faire ce qu’ils veulent sans payer.

Contre le mur de gauche s’adosse une longue et haute bibliothèque entièrement remplie de livres qui s’alignent, au garde-à-vous, en attendant leur tour d’être lus ou relus, qu’on vienne puiser en eux cette nourriture dont l’imagination a besoin pour continuer a tourner rond. Il lisait énormément quand il n’écrivait pas. Il trouvait n’importe quelle source de lumière, le four allumé ou une demi allumette pouvaient suffire, et dévorait n’importe quel ouvrage. Il les avait déjà tous parcourus plusieurs fois. Leurs pages étaient parfois cornées, parfois jaunies, mais jamais déchirées. Les classiques côtoyaient les œuvres obscures et quasiment inconnues. Le rayon du bas contenait des encyclopédies, des dictionnaires et de nombreux autres volumes contenant avec peine tout le savoir du monde. Celui du haut ne contenait rien, il était trop haut.

Deux grandes fenêtres donnaient vue sur la rue déserte. En ce moment on pouvait voir le froid à l’œuvre, terrorisant une boulangerie-pâtisserie plus petite que lui, éteignant les fours, gelant les glaçages, refroidissant les tasses de café en un instant sans que personne ait pu en profiter. C’était un terrible spectacle. Il lui arrivait de rester des heures devant ces ouvertures sur le monde extérieur à regarder ce dernier : les lueurs du soleil caressant de gros nuages, les dernières feuilles des arbres tombant tristement sur le sol, et la maison, silencieuse, regardait avec lui. Ils se recueillaient souvent, se demandant ce qu’ils allaient devenir lorsque le froid déciderait de les prendre véritablement d’assaut, d’user de tout son pouvoir pour les réduire à l’état de fine neige poudreuse. Il tapotait alors son ventre rempli de fondue et reprenait confiance, rassurant la maison. Parfois, au lieu de regarder par la fenêtre, il s’allongeait sur son grand lit et rêvassait en regardant dans le vide, tandis que la maison veillait à ce que personne ne reste trop longtemps au premier étage. Des posters représentant parfois des groupes de musique, parfois des images supposées être d’une grande beauté, s’étalaient sur les murs et le plafond. Le sol était recouvert d’une douce moquette rouge ternie par les ans, et près de l’armoire à vêtements se trouvait un tableau peint à l’huile qui se demeurait là depuis aussi longtemps qu’il puisse s’en souvenir.

La pièce avait l’ambiance douillette et orangée de la penderie, mais disposait de plus d’air, et les rayons du soleil s’y ébattaient avec une telle finesse que chaque instant donnait mille nuances lumineuses à observer.

Lorsqu’il était vraiment tard, il disait au revoir à tout le monde, montait le premier escalier, soupirait quelques instants en cherchant quelques nouveaux mots à graver dans les murs, grimpait rapidement le second escalier, tentait de ne pas penser à la brosse des toilettes pour ne pas faire de peine à la maison, et enfin se rendait dans sa chambre, empli de paix, se jetait sur son matelas et s’endormait presque instantanément, bercé par les petits grincements amicaux de la maison, par le vent à l’extérieur, et par les allées et venues des oiseaux dont le nid se trouvait à côté des fenêtres.

Certains matins, en se réveillant, il lui arrivait de se rendre compte sans raison apparente que tout cela était aberrant. Que cette maison n’avait plus vu d’invités depuis qu’il y avait mis les pieds, que rien ne marchait, la cuisinière pas plus que la télévision, que la penderie n’était qu’un débarras ignoble où régnait une odeur de poussière qui vous sèche un nez en moins de temps qu’il n’en faut pour manger un chips, que les escaliers croulants ne tiendraient pas bien longtemps encore, que les choses qu’il écrivait sur les murs n’avaient aucun sens, aucune profondeur, aucun ordre, que les toilettes étaient l’endroit le plus affreux et le plus glauque qu’il ait jamais vu, tout comme la salle de bain, dont il abhorrait les trois lavabos, les trouvant sinistres. Il réalisait que cet endroit n’était qu’une ruine parmi tant d’autres, que le froid ne pouvait pas avoir une conscience propre et que tous les gens qui en étaient morts n’avaient pas pu se défendre ou se battre. Il voyait l’avenir comme autant de jours interminables, autant de réveils vaseux et de soirées solitaires, autant de déambulations et de dîners imaginaires. Pire que tout, il se rendait compte qu’il était complètement fou, et que la maison n’était qu’une maison et rien de plus. Et lorsqu’il s’en rendait compte, il pressait ses mains contre son visage et versait des larmes, se retournait dans son lit et se rendormait par dépit.

Puis, lorsqu’il se réveillait à nouveau, il prenait en pitié le petit homme qui venait de pleurer pour rien. Exprimait son empathie par une moue ennuyée, accompagné par la maison qui avait toujours eu un grand cœur. Ensuite, il se focalisait sur le bon côté des choses : encore une belle journée avec ce soleil glacé qui échauffe les passions, la guerre contre le froid est presque gagnée d’avance, le repas cuit en bas, et sa tête fourmille de nouvelles phrases à graver sur les murs. Que demander de plus ?

dimanche 12 février 2012

L'abat-jour de ma vie.

Le jour où j’ai commencé à travailler dans cette boîte, je ne savais pas trop à quoi m’attendre. Le logo ne disait rien, la devanture non plus, le type qui m’avait engagé n’avait semblé capable que de grogner ou de murmurer, quant aux autres employés, n’en parlons même pas.

Et voilà qu’on me file un balai et que je dois enlever toute trace de poussière de tous les couloirs. Un chef me fixe pendant que j’exécute ma besogne, et des robots sophistiqués viennent régulièrement mesurer le taux de poussière pour être sûr que je fais mon boulot correctement.

Après huit heures passées uniquement à balayer, mes bras me font mal, ma tête et ma dignité aussi. Mon chef décrète qu’on peut maintenant manger par terre, et il joint le geste à la parole en sortant sa petite boîte à repas et en mangeant son contenu de bon appétit à même le sol.

Je suis rentré chez moi éreinté et j’ai dormi jusqu’au lendemain, qui ne fut pas plus réjouissant.
Un homme en blouse blanche me demande de le suivre. Je n’ai jamais pu faire confiance à des mecs avec des lunettes. Quelques minutes plus tard, voilà que je me retrouve à évider des crapauds morts pour faire de la nourriture pour chats. Un tapis roulant amène les carcasses à vider et moi et quelques autres, habillés comme des infirmiers pendant une opération, nous prenons, tranchons, arrachons et reposons les bestioles sur le tapis qui les emmène vers un grand broyeur ou un genre de compacteur. Peu importe.

Après douze heures passées uniquement à tripoter des tripes et à bidouiller dans le bide de petits animaux morts, j’étais plus que fatigué, ce mot n’avait même plus de sens. Je suis rentré chez moi sans appétit, je me suis couché, regonflant mon oreiller d’un geste mécanique, dépourvu de passion, comme celui que j’avais exécuté toute la journée. L’odeur en moins.

Le troisième jour, il pleut. L'orage commence évidemment juste après que j'aie quitté ma maison, j'arrive donc trempé au travail. Une dame très jolie mais au visage autoritaire me dit que toute cette pluie m’empêche de passer le balai. Je ne comprends pas pourquoi mais je prie intérieurement toutes les divinités pour ne pas être relégué aux grenouilles. Elle consulte un carnet avec ses yeux de biche et me donne un numéro de couloir, un numéro de porte et un numéro de sous-employé-demi-chef à qui je dois m’adresser.

Par chance, ces numéros ne correspondaient pas au tapis roulant morbide. J'entre dans la pièce en question, et une odeur plâtreuse me prend au nez. Je trouve l’employé à qui je suis supposé m’adresser, et sans rien dire il m’explique en détail mon rôle : je dois empiler des dalles de béton, puis les transporter à la main de l’autre côté de la pièce, puis les compter, noter dans un carnet combien j’en ai déposées et répéter l’opération autant de fois que possible, j’ai droit à une pause clope toutes les heures. Mais je ne fume pas. Je le lui précise, et lui me fait comprendre sans rien dire que je n'aurais pas de pause finalement.
Je me mets donc au travail, mettant un point d'honneur à détruire mon dos le plus possible avec une attention soutenue pour bien faire craquer chaque vertèbre et distendre chaque tendon.

Après quatorze heures passées uniquement à transporter des dalles de béton, j’en avais plus que marre. Je suis rentré chez moi à moitié mort et à moitié furieux, bien décidé à ce que le lendemain soit la dernière journée que je passerais dans cet infernal endroit.

Le lendemain, il fait beau, un petit oiseau vient me réveiller en piaillant à la fenêtre. Je me sens détendu, quoi que courbaturé. Je m'habille et je vais au travail. En arrivant, j'aperçois des banderoles colorées accrochées partout. Sur certaines on peut lire « fête des employés » et sur d’autres des mots anglais en rapport avec des festivités placés les uns derrière les autres sans donner un sens général particulièrement profond.

Je demande où je dois me rendre au premier employé que je trouve, et il me tape sur l’épaule en riant, me traitant de débile en me disant qu’aujourd’hui, personne ne travaille, car c’est la fête des employés. Alors d’autres de mes confrères et consoeurs sont arrivent en chahutant et me servent à boire tout en me passant quelques amuse-gueules franchement délicieux.

Nous buvons beaucoup. Le patron lui-même est présent et serre des mains à tout va. Je ressens malgré moi une subtile déférence envers cet individu cravaté. Nous mangeons énormément de petits cubes de fromages et des quantités mirobolantes d’œufs à la cressonnette en chantant des tubes des années quatre-vingt. Tout le monde est content, tout le monde rit, tout va bien, nous sommes tous ensemble, tous égaux !

Le soir, je rentre chez moi apaisé, souriant et un peu saoul. Je me jette dans mon lit et rêve de bonheur, d'alcool et de rires, et plus encore si possible.

Le lendemain, après quelques insultes tacites, on me réassigne aux grenouilles.

Et merde.

jeudi 9 février 2012

Le sursaut vivant

C'était un ou une après-midi très agréable. Bien que le sol fut couvert de neige glaciale, et que dehors le gel tuait froidement toute trace de chaleur, à l'intérieur il faisait bon. Je m'étais préparé un petit thé, peu importe sa couleur, et je m'étais mis à le boire en frétillant comme un poisson qui jouit.

Une rare motivation était sur le point de faire son séjour hivernal dans mon crâne. Elle arriva toute penaude, trempée jusqu'aux os, les jambes flageolantes. Un vrai petit chat mouillé, une petite taupe perdue à la surface, un aveugle sans canne. Moi qui ai toujours eu tant d'empathie, je fus pris d'une pitié quasiment intraveineuse, immédiate. Je l'accueillis, lui donnai des vêtements propres, elle était bien gentille, bien polie, sage comme une image. Elle souriait, ah comme elle souriait, j'aurais pu en tomber amoureux, si j'en avais encore été capable. Je ne l'étais plus. La drogue était désormais ma seule fiancée. Rêche et sèche par moments, mais tellement délicieuse.

J'avais oublié mon thé, qui refroidissait. Il imitait Sonic le hérisson et tapait du pied en disant cette phrase si énervante : "J'ai failli attendre". Merci pour tout, Sonic. Je bus donc mon thé, mais il était déjà tiède. Lukewarm comme on dit en anglais, à la température de Luke donc. Je slurpais en me demandant de quel Luke il pouvait bien s'agir.

Quand je revins voir ma motivation rescapée, je la trouvai endormie, ronronnant paisiblement dans le fauteuil. Le plaid que je lui avais prêté pour lui tenir chaud était légèrement tombé. Je le rajustai, éteignis les lumières, et allai me coucher. J'eus le temps d'entrer en phase R.E.M, après cela, la motivation se glissa dans mes draps et s'introduisit dans mon cerveau en gloussant comme une vierge faussement effarouchée. D'un seul coup je sentis mon sang bouillir. L'envie d'envoyer balader la réalité, puissante, écrasa tous mes autres désirs avant d'inviter son ami, le vœu de construire. Je me souvins alors d'une nouvelle que j'avais écrite il y a quelques mois, alors que ma vie était la plus parfaite possible, que des oiseaux chantaient à tue-tête partout dans mon existence pour me rappeler ma chance. Je m'en rappelle avec une nostalgie qui m'envoie des traits de glace dans le cœur.

Mais cette nouvelle, je ne l'avais jamais corrigée, ni même relue. C'était toujours comme ça. J'écrivais un petit quelque chose, puis je reposais la feuille de papier, le bic, je rangeais tout, et j'oubliais tout. Ce n'est que bien plus tard que j'osais jeter à nouveau un œil à mes œuvres. Si tant est qu'on puisse parler d’œuvres.

Celle-ci était écrite dans un carnet vert, un petit cahier disons, plus grand qu'un carnet, mais moins qu'un vrai cahier. J'allai donc passer un pantalon, un t-shirt un peu moche, et je me mis à chercher ledit petit cahier. Je le trouvai sans aucune difficulté, ce qui voulait dire que le jour où j'avais rangé cet objet, j'avais eu un soubresaut d'ordre. En mon for intérieur, je me suis dit que c'était peut-être un mauvais signe... mais je ne m'en rendis pas tout à fait compte.

Je commençai donc la relecture et la correction de ma petite chérie avec un frisson de joie. Mais alors que mes yeux parcouraient la page à toute vitesse et que j'avais le sourire aux lèvres, j'eus un nouveau frisson. Un frisson de terreur cette fois. Je m'y repris à deux fois, je lus la première partie de la nouvelle encore et encore. C'était... c'était horrible, affreux, ridicule, minable, fécal, immonde, atroce, innommable, infâme, puéril, immangeable, irracontable, désuet, laid et moisi, moisi, tellement moisi. Et niais, surtout, vraiment niais.

Je n'arrivais pas à y croire, j'étais vraiment la personne qui avait écrit ces lignes avec tant de bonheur, d'inspiration et de magie ? Tant de fierté ? Je pensais vraiment à l'époque que ce serait l'un de mes chefs-d’œuvre, et pourtant, quel étron ne se retrouvait-il pas pondu là, reposant entre mes mains tremblantes ? Les mots étaient mal choisis, les tournures lourdes, les jeux de mots minables, les personnages creux et repoussant. Et tout était tellement long, tellement mal fait, tellement illisible.

Au fur et à mesure de ma lecture, que je faisais quand même dans l'espoir de me sauver moi-même, j'étais de plus en plus dégoûté par mon propre art. Bientôt, l'étonnement fit place à la colère, puis à la tristesse, et enfin à la nausée. Je vomis longuement sur les pages blanches, tout ce que j'avais pu ingurgiter depuis trois jours y passa. Un vomi puant, et inflammable. Je décidai de brûler l'irrécupérable torchon et de ne plus jamais y penser.

Tandis que les flammes de l'Enfer réclamaient leur dû, la motivation était partie. L'envie de créer aussi, le bonheur s'était fait la malle. J'avais créé un monstre. Il avait brûlé... non, il était en moi, toujours. Je regardai mes mains avec effroi. Ces choses pouvaient si facilement détruire, ou créer le destructeur ! Je voulus les fuir mais elles me suivirent en me narguant, avec leurs doigts noueux, mal équarris, leurs ongles trop longs, jaunes, sales. Je pleurai de grosses larmes, comment faire ? Je n'allais tout de même pas me couper les mains !

Comme alternative, je décidai d'arrêter d'écrire. Pour toujours. Hors de question que ça se reproduise. Je mis donc tout mon papier, tous mes ustensiles d'écriture dans un sac poubelle que je fermai avant de le jeter dehors comme s'il eut été rempli de puces.

Deux ans passèrent sans que je n'écrive rien. Pas même une signature, ni un mail, ni rien, rien du tout. J'avais maigri, j'étais presque filiforme par manque de sommeil et de nourriture. L'envie même de me sustenter m'avait quitté. Mais au moins je n'avais plus craché d'immondices avec mes mains. Dans le fond, j'étais heureux, aussi heureux qu'on peut l'être sans but, sans force, sans rien.

Les jours passaient, et passaient. Et rien ne se passait. Jusqu'à cette étrange nuit de novembre. Il pleuvait et je n'arrivais pas à dormir. C'était devenu une habitude. Alors je déambulais dans ma maison vaguement éclairée par quelques ampoules économiques. Le plancher craque. Ça sent la cendre de cigarette. Je me sens faiblir, mes jambes tremblent, je sue des gouttes froides. Pendant deux secondes, ou peut-être quelques minutes, je perds conscience. Quand je reviens à moi, je suis assis à la table. Un stylo à la main, et une feuille de papier immaculée posée devant moi. Je veux hurler de peur mais à la place je ressens comme une main m'assénant une violente claque sur la joue. Je veux me relever mais une force irrésistible me force à rester assis.

Alors je reste là, à contempler cette feuille. Elle m'appelle, j'entends sa voix. Mais je ne réponds pas. J'ai appris à ne pas céder à ses charmes il y a longtemps. Et je sens mes yeux qui brûlent, ma bouche sèche, mes doigts qui pianotent dans le vide. Je sens le vide en moi s'agrandir, devenir un tourbillon immense avalant tout ce qu'il me reste. Mes souvenirs me paraissent fades, mes idées sont grises, et la page est blanche. Les larmes coulent en deux petits torrents, et j'agrippe le stylo. Au fond, je n'ai plus rien à perdre, et si je crée un nouveau monstre, celui-là me dévorera, et je serai tranquille. Enfin.

Je n'ai pas besoin de chercher vraiment, je pose mon stylo sur le papier et c'est comme si ma main bougeait de sa propre volonté. Les mots s'enchaînent, jouent ensemble, génèrent d'autres mots, plus grands, parfois plus petits, parfois de taille égale. Les phrases communiquent entre-elles, se voient, s'entendent, surveillent les mots, bienveillantes. L'eau salée se mêle à l'encre, traces clair-foncé sur le papier griffonné. Ma main a des ailes. Mon cerveau se mouche d'émotion. Tout se passe tellement vite. Une heure passe, deux, puis trois. La page n'en finit pas de se remplir, et je ne m'arrête pas d'écrire. Je ne vois plus rien pourtant, je ne sais même plus à quoi ressemble les lettres que je trace, si c'est bien moi.

Le soleil se lève le coq chante, son cri perce mes oreilles casse le sortilège, je m'effondre en bavant je roule par terre comme un pantin désarticulé, je n'entends plus que des acouphènes, géants de i et de u qui viennent chanter leur petite chanson, pour moi tout seul. Et pour la première fois depuis longtemps, je crois bien dormir un peu, vraiment.

A mon réveil j'ai mal au dos. J'ai aussi mal aux reins, et aux mains, et aux pieds, et à la tête, surtout. Je me relève, cassé en deux. Je m'accroche à la chaise et j'arrive à me hisser dessus par un effort surhumain. La page est là, ou plutôt les pages, il y en a tellement. La table en est recouverte, au point qu'on ne les distingue presque plus. Je farfouille, j'essaye de trouver le début. C'est une tâche complexe, rien n'est clair, il n'y a pas de paragraphes, de titres, aucune indication. Mais pour chercher je dois un peu lire par-ci par-là. Et je sens mon cœur se gonfler jusqu'à en éclater. Deux microsecondes plus tard, je trouve la première page, et je crois bien être pulvérisé.

C'est beau.

Tétralogie rhumatismale


Juste à la fin de la machine à remonter le temps, mes yeux se sont perdus en avant, vers deux gamines qui parlaient ragots.

Leur voix était nasillarde et l’une d’entre elle tenait par le bras son robot de mari, son abruti de robot qui affichait toujours le même air à la fois vide et satisfait. Il profitait de la simple sensation de se trouver en contact physique avec ce petit morceau de femme en devenir.

Je posai mon livre, alors que les pages les plus époustouflantes étaient de toutes façons passées, et entrepris de discrètement les observer. Car après tout, ce zoo qu’est l’humanité n’est-il pas une source d’inspiration infinie ?

Je pris donc l’air de celui qui rêvasse à la fenêtre tout en regardant du coin de l’œil le couple étrange et l’interlocutrice de la femme au robot.

Ils parlaient et parlaient encore. Ils n’arrêtaient pas de causer, de blablater, parfois ils gueulaient un peu, reviraient vers un brouhaha lancinant, et parlaient encore. La conversation s’orienta vers des sujets de plus en plus vides à mesure que le temps passait.

Le ridicule de l’homme m’était de plus en plus évident et la femme était plus énervante à chaque seconde que je passais à les fixer.

Leur parlotte s’éteignit bientôt et ne subsista que quelques mots entremêlés avant que ce silence bien connu, si gênant et énorme, ne tombe.

C’était exactement le même silence qu’essayaient d’éviter ces deux présentateurs de radio ce matin après avoir annoncé la mort de Tony Curtis.

Voir ça était particulièrement horrible, et l’entendre, ce rien du tout, ce néant, était plus pénible que tout le reste. Alors je me suis endormi par dépit sans rien écrire et rêvai d’animaux insectes, et réciproquement, ils rêvèrent de moi.

Lorsque je me fus éveillé, j’étais au volant du bus et les petits baffles de l’habitacle me hurlaient du garage-rock à plein volume. Chaque note était comme une goutte de sirop.

En regardant dans le rétroviseur, je vis le bonhomme enrhumé et endormi que j’avais été juste avant. J’acceptai ma nouvelle existence et conduisis le bus comme un maître jusqu’au terminus avant de rentrer chez moi.

Ma femme, que je n’avais jamais vue, me salua froidement. Il semblait que je fus atterri dans une sale vie, et j’étais loin du compte. Ce personnage que j’étais à présent devait être un beau salaud avant que je n’en prenne possession. Mes enfants m’évitaient, nous ne mangions jamais tous ensemble, et les rares fois où on m’adressait la parole, c’était pour me demander de l’argent, ce que j’acceptais avec calme en attendant de découvrir quel horrible humain j’avais pu être par le passé.

Un soir, je demandai à ma femme de me dire les raisons de tout ceci parce que je n’y comprenais rien. Elle a ouvert de grands yeux, croyant que je me moquais d’elle. Elle s’est mise à pleurer, secouée par de violent sanglots, tout en me traitant de monstre, avant de partir dormir. Je restai seul dans la salle à manger avec un dîner froid.

Je ferme les yeux et soudain ces rêveries me semblent trop pessimistes. Je quitte le froid et l’horreur dormante de cet endroit pour me retrouver dans un petit jardin dans le sud de la France. L’air est empli de délicieuses odeurs. Je volette de fleur en fleur pour me nourrir de leur nectar puis je me pose sur un arbre, juste le temps d’apprécier la solidité de son écorce avant de repartir.

Je monte haut, très haut. Je sens tout autour de moi la nature toute entière se couper en quatre pour me rendre la vie merveilleuse.

Mais alors que ma poitrine se vide de toute pression, soudainement je me sens l’envie d’éternuer. Le froid enveloppe mon corps et mes yeux insectoïdes se mettent à pleurer. Au loin, j’entends une mélodie discordante. Chaque seconde dans cette existence devient un torrent de sensations.

C’est trop, beaucoup trop. Il faut que j’arrête absolument.

Alors je quitte le sud de la France et reviens dans la peau du chauffeur de bus. Ivre mort sur le trottoir et les yeux rouges et gonflés. Je le quitte à nouveau et me réveille dans ma chambre en tailleur, le front plein de sueur, dans la vie de ce type enrhumé qui jugeait les gens dans les transports en commun, ma vraie vie, au départ.

J’éternue si fort que j’en tombe de mon lit, propulsant un puissant geyser de mucus sur le mur.

Encore une nouvelle œuvre que les amateurs s’arracheront.