jeudi 29 décembre 2011

Âme de bois, coeur de verre, chapitre XV (fin)

 ((Voici le dernier chapitre de "Âme de bois, cœur de verre", récit totalement absurde d'un homme qui... bref. Si d'aventure vous vouliez le lire en entier, cliquez sur le libellé "amedebois" en haut de la page. Il est conseillé d'écouter l'intégrale de Boards of Canada en le lisant, qu'on se le dise. Si vous trouvez ça super méga génial, rien ne vous empêche de l'imprimer, de l'offrir à vos proches, à vos ennemis, à votre chien)).

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Désespéré, je mis mon cerveau en mode veille et plongeai mon regard dans le lointain. Je vis des formes indistinctes, peut-être des animaux, des gens, mais surtout de la poussière, de la fumée, un brouillard amorphe et rampant qui donnait au paysage une allure marécageuse.

D’un seul coup, les cieux s’embrasèrent, les nuages prirent une couleur orange vif et lâchèrent comme un caviar de feu, brûlant le sol jusqu’aux plus profondes couches dans un luxe oblitérateur, noyant la terre comme une lave céleste, le haut du panier de la destruction, la crème du gratin du chaos. « La planète est-elle donc mise à sac ?! » demandai-je dans le vent avec une voix d’aristocrate pas du tout adaptée au moment. « Si siñor », répondit le veau, « esta los bandidos del fuego, que pillarillos la regionados que aqui mucho lontantos, comprendos ? ». « Sisi, muchos parlar espalitos », répondis-je dans mon meilleur espagnol mexicain.

Nous continuâmes d’avancer, entourés par la tempête enflammée qui réduisait tout en cendres. Sans vraiment prendre le temps d’y réfléchir, je décidai qu’il me fallait agir, et mon veau n’aurait pour unique choix que de m’approuver.

Sans prévenir, le temps s’arrêta, le ciel redevint normal et cessa son crachin incandescent. Une « seconde » plus tard, je me retrouvai à terre. Mon veau me dominait de toute sa hauteur. Il avançait vers moi, menaçant, la haine allumant dans ses yeux un feu d’enfer et jaillir l’écume entre ses mâchoires. « Ton veau ?! », tonna-t-il. « Ton veau ? Tu me considères comme ton veau ? Ta propriété, c’est ça ? Alors je suis « à toi », maintenant ? Je me souviens pas d’avoir permis de faire une chose pareille, ton langage ! », il arracha un arbre, « ton langage ! », il traça dans le sol les marques de la furie tandis que ses cornes devenaient immenses et prenaient une allure meurtrière, « ton langage ! », et il chargea comme un barbare forcené.

J’avais reculé sur les coudes, totalement à sa merci, dépourvu d’arme, je m’apprêtai à faire face à mon destin, plongeant mes doigts dans la terre meuble et encore chaude, pour la toute dernière fois. Je voulus fermer les yeux et prendre une attitude tragique mais une idée tomba d’un seul coup dans mon cerveau et commença à hurler des cris plus stridents que ceux d’un coq mal élevé qui vous réveille à quatre heures du matin. Sa voix se répercutait sur les parois de mon crâne vide et s’amplifiait de plus en plus jusqu’à devenir totalement insoutenable.

Cette idée était impossible à réaliser. Et au plus je réalisais qu’elle l’était, au plus fort elle criait. Bientôt ses cris devinrent des hurlements et je fus forcé de lui obéir. « Sitôt pensé, sitôt fait », déclara-t-elle en me voyant devenir raisonnable. Je me construisis une maison en briques crues qui mêlait gracieusement les avantages d’un douillet nid d’amour et d’une puissante forteresse. Le veau eut beau se démener, il n’arriva pas même à  égratigner ma porte faite de chêne massif fraîchement abattu, traité, poli et ciré avec savoir-faire.

Je passai de très paisibles années dans ma nouvelle maison. Les jours s’écoulaient tranquillement, alternant merveilleux levers de soleil et somptueux clairs de lune. Le veau, devenu un énorme et mugissant taureau, continuait ses assauts répétés sur ma demeure, toujours furibond à cause de mon écart de conduite possessif. Je disposais d’une serre dans laquelle je faisais pousser tout ce qu’il me fallait pour vivre. Un poêle me réchauffait lors des rudes soirées d’hiver et me servait également à faire chauffer de l’eau pour le thé, ou à faire fondre un camembert lorsque l’envie m’en prenait.

Comme tout bon assiégé qui se respecte, j’avais prévu tout un stock de livres à lire pour passer le temps de manière constructive. Ils se révélaient également utile pour occire les moustiques, chasser les araignées, s’éventer en été, faire des cocottes quand le besoin se fait sentir. Je menais, à vrai dire, une vie totalement parfaite.

Les années passent et des rides apparaissent sur mon visage autrefois divin qui acquérait maintenant tout doucement les cicatrices d’une sagesse durement gagnée. Un matin, je trouve un cheveu blanc qui me nargue sur mon front, je sens mes jambes et mes mains trembler, je suis prêt à me jeter sur une teinture artificielle, mais je résiste et finalement je cours relire l’intégrale de Shakespeare avant d’écrire quelques poèmes bien tournés sur le temps qui, fugace comme l’amour, s’en va sans se retourner. Tempus fugit, tempus fugit.

Dehors, le taureau se fait vieux lui aussi, et charge de moins en moins fort et de moins en moins souvent, victime de terribles rhumatismes mais toujours aussi peu conciliant et rempli d’une rancune indélébile. A dire vrai, il se serait peut-être calmé s’il avait entendu des excuses de ma part, mais l’idée ne m’avait jamais même effleuré. J’étais trop fier pour seulement aborder la question.

Ainsi, chaque jour je me sens faiblir, rapetisser, blanchir et sécher. Et personne n’est là pour me regarder faire. Un soir que je relis pour la millième fois un petit pamphlet philosophique sans intérêt, je pousse mon dernier soupir.

Ce fut un mouvement complexe, d’abord je me détendis, laissai tomber ma lecture au sol avec un bruit mat. J’écoutai une dernière fois le taureau gémir de rage devant ma porte, puis je fermai mes yeux, ma bouche, mes oreilles, et j’attendis. La maison tomba en poussière et mon assaillant entra, fourbu, dans ce qui fut autrefois mon salon de lecture. Là il découvrit mon corps déjà raide. Sa rage le quitta, le laissa faible et vieux, désoeuvré, plein de honte. Il me prit dans ses bras et hurla vers le ciel qui répondit d’un fracassant coup de tonnerre.

Enfin libéré du corps, de la maison et des assauts réguliers du têtu animal, je pus sortir prendre un bol d’air. En me retournant, je vis le taureau bouter le feu à un bûcher funéraire au sommet duquel mon corps gisait, enveloppé dans un drap blanc, couvert de fleurs… mais je m’égare il me semble. Pardon, je ne veux pas vous faire croire des choses. Je pense que je suis allé trop loin. Toute cette violence, ce feu, ces lamentations, c’est trop pour moi qui suis un être si paisible ! Je devrais peut-être tout avouer, trouver une quelconque église et aller me confesser. J’ai menti, j’ai menti ! C’est dans ma nature et je n’y peux rien mais c’est ainsi, pardon. L’horreur de mon infâme mensonge suinte par tous mes pores, mélange d’odeurs nauséabondes, de poils de chat et de poussière à laquelle je suis allergique. Mon cœur est pris dans un carcan, un étau, alors que je me rends compte que j’ai fait le mal. Il faut m’excuser, je ne sais pas ce que je fais. Et quand j’ai bu c’est encore pire. Pour m’amender, je vais tenter  de rétablir la vérité, quand bien même le tort est déjà fait.

En fait… en fait je n’ai jamais… perdu mes chaussures… non.

Je suis dans le jardin du baron. J’ai mal au dos. J’ai ratissé un tas de feuilles, il fait un peu gris mais pas froid. J’ai de belles bottes. Le tas de feuille s’effeuille un peu, à cause du vent. J’arrangerai ça quand j’aurai fini de rêver. D’une seconde à l’autre maintenant.

Âme de bois, coeur de verre, chapitre XIV


Mon voyage fut long, fatigant, éreintant, je fus ennuyé, fatigué, éreinté. J’avais soif. J’avais oublié de prendre une bouteille d’eau et me mis bientôt à me transformer en matière lyophilisée. Pire encore, il me fallait de l’essence. J’avais dû ajouter un réservoir à mon tricycle dans un moment de déconcentration, sûrement quand les serpents se sont mis à rire.

Je trouvai in extremis du carburant dans une station-service hors de prix, tenue par un pompiste idiot et par sa femme qui s’occupait de la boutique. Pour toute subsistance, je ne pus trouver que d’innombrables sandwiches triangulaires rancis et de l’eau pétillante citronnée pour gens à qui l’on est arrivé à faire croire qu’ils étaient trop gros. Je sortis de là plus léger de cinquante mille milliards de dollars et réenfourchai mon véhicule brûlant et ridicule.

Au loin, je distinguai une très fine bande verte, signe que le désert finirait un jour par cesser d’être sous mes pieds. Impatient, j’appuyai sur avance rapide  et me retrouvai en moins de deux secondes dans de vastes plaines verdoyantes, grouillantes de vie insectoïde mais pas seulement. Admirant le paysage qui pour une fois riait avec moi et non de moi, j’eus la maladresse de rouler dans une flaque d’eau, et ma monture fondit entièrement d’un seul coup, emportant dans sa désintégration ma bouteille d’eau nouvellement acquise, elle aussi faite de sable.

C’est à ce moment que je décidai de faire le point. Probablement un besoin pressant de savoir où j’en étais, de prendre un moment pour réfléchir sur mes aventures récentes, de me souvenir un instant du passé pour pouvoir plus facilement sauter par-dessus l’avenir comme un bouquetin franchissant une rivière sauvage. Mûre réflexion s’ensuivit. Mon existence était revenue à son point de départ. Je n’avais de nouveau plus de chaussures, plus un sou en poche, si ça se trouve je n’avais même plus de poches, et j’étais perdu sans carte, sans GPS, sans aucun crédit sur mon portable et d’ailleurs sans portable pour appeler une dépanneuse en sable ou envoyer un message rassurant à Hêtre et sa famille qui se faisaient probablement une sève d’encre à mon sujet. La roue de la fortune avait une fois de plus fait un tour complet, et j’étais à nouveau tout en dessous.

Alors que je réfléchissais, cheveux au vent, à mon étrange situation, j’aperçus un jeune veau dans le lointain. Je le hélai et il se hâta. Arrivé à portée de voix, il déclara « cinq-cent pences monsieur ». Je payai et me mis en selle du geste expert de celui qui n’a jamais touché un tel objet de sa vie, et encore moins sur un veau. Pour une raison inexplicable, j’ai toujours eu beaucoup plus de facilité à penser en chevauchant. Si la bête chevauchée était un veau, l’effet était encore plus frappant, à tel point que je me mis à essayer de trouver le mot juste pour décrire une telle chevauchée.

Puisque par définition on chevauche un cheval, il est donc incorrect je penser qu’on pourrait en faire autant avec un veau. Que dire, alors, bovivaucher ? veauvaucher ? Le sens est bon, mais la forme laisse à désirer, et c’est peu de le dire. Je finis donc par laisser le mot tel quel et continuer tranquillement ma veauvauchée.

Je tentai de remettre les morceaux en place, de coller mes souvenirs vagues avec les explications de Hêtre. Je voulais trouver un fil conducteur rouge d’Ariane pour m’y retrouver dans cet imbroglio monumental qui s’étalait dans ma tête, mais sans grand succès. Je commençai même à oublier dans quelles circonstances j’avais perdu mes chaussures avant de rencontrer mon ami végétal, perte qui pourtant était le commencement de toute cette aventure, perte sans laquelle je serais encore en train de ratisser la prairie du baron en buvant des bières et en écoutant les oiseaux chanter le blues, perdu dans une existence désespérément tranquille.

Je ne me souvenais plus du tout non plus comment j’étais arrivé dans la quatrième dimension ni comment j’en étais sorti.

J’ai bien peur que trop y penser ne rende l’histoire que je raconte totalement inepte, puisqu’elle risque bien de n’avoir jamais eu lieu. J’ai perdu mes chaussures, il faut que je les aies perdues. Je les ai perdues où déjà ? Au Black Jack. Bien sûr. J’en suis sûr, je les ai perdues.

mercredi 28 décembre 2011

Âme de bois, coeur de verre, chapitre XIII


J’atterris en douceur, ou plutôt j’assablis puisque mon acrobatie se termina sur le sable. Je mis un peu de crème solaire indice 40, celle dont même les espagnols se couvrent lorsqu’ils traversent le désert. Apposer sur ma peau du matériel de professionnel me donna un peu de force et de courage malgré l’impression de solitude qui me gagnait doucement. J’avais fait le bon choix, j’en étais sûr.

Le sol était doux et chaud. Des volutes de sable soulevées par mes pieds et entraînées par le vent venaient parfois siffler à mes oreilles d’étranges mélodies. Certaines m’étaient familières, d’autres étaient simplement fascinantes. Grâce à elles je remis ma tête sur mes épaules et mes orteils sur mes pieds à nouveau nus, caprice de chaussures.

Je profitai de toute la splendeur du paysage tandis que des serpents bariolés, tels des dauphins terrestres (ou sablestres), accompagnaient ma progression. Poétiques vers des sables sans jambages mais dessinant derrière eux une série de courbes et de contre-courbes valant tous les alexandrins du monde. L’une des créatures était particulièrement érudite. « D’après tes traces de pas, tu dois être un humain de sexe masculin ». « C’est exact », dis-je d’une voix molle. « Ssss… », dit le serpent. « Ssss à vous aussi, bonne journée et bon voyage ! », conclus-je.

Nous marchâmes encore un moment puis l’un des mes nouveaux compagnons ondulants siffla et tous se mirent en rang immédiatement, même celui que je prenais pour le meneur. Le vrai chef, un petit reptile à l’œil brillant, commença alors à passer ses hommes en revue, prononçant des paroles humiliantes, lacérantes, jetant pêle-mêle des noms d’oiseaux dans toutes les directions. Il tourna ensuite vers moi un regard mécontent et hurla : « Soldaaaat ! ». Saisi, je rejoignis rapidement les rangs et fus inspecté comme les autres, et plus longuement même. Ses globes oculaires me scrutèrent une éternité durant. J’essayai de ne pas ciller, d’avoir l’air fier et humble à la fois, même si au fond, comme il le disait si bien, je n’étais même pas digne de cirer les pompes d’une amibe malade. Je dus toutefois me retenir d’émettre une critique lorsqu’il m’assura que je n’étais « qu’une putain de tarlouze ».

Lorsqu’il eut fini de me regarder et qu’il s’occupa d’autres militaires, à mon tour j’inspectai le général. Mon œil de lynx avisa un visage fatigué, grisâtre, un regard vitreux qu’autrefois je trouvai vif, et des cheveux en bataille. Il ondulait à terre avec de faux airs de grammairien.

Touché par la misère que cachait son masque de dur à cuire, je versai une larme énorme, unique, qui tomba par la force des choses par terre où elle se métamorphosa lentement en rose des sables. Je décidai de lui offrir le fruit de ma compassion. Pensant que mon geste allait l’énerver, je me cramponnai déjà pour essuyer une tempête d’injures. Mais à mon grand étonnement, il fut aussi touché que je l’eus été moi-même. Il lâcha un long soupir rauque, comme si de vieilles pensées nauséabondes s’étaient enfin frayées un chemin hors de sa tête. Il ferma un instant les yeux, murmurant, méditant, puis les rouvrit. Il avait l’air plus léger, plus lui-même. Il sourit.

Peu après, l’ambiance se détendit. Le grand reptile autoritaire ne nous considéra plus comme des subalternes minables mais comme de vrais serpents, dignes d’onduler à notre guise. Il abandonna tout protocole et nous parla sans ambages. J’appris que j’avais vu juste, il était effectivement grammairien, ainsi que linguiste et grand herméneute. Je réprimai une envie soudaine de vomir, puis lui demandai de nous en apprendre plus sur sa situation, sur le pourquoi du comment qui m’échappait totalement. Je fus appuyé dans ma requête par plusieurs de mes camarades qui sifflèrent en chœur.

Il nous raconta alors son histoire : « Il y a fort longtemps, quand j’avais l’œil vif et non vitreux, quand j’avais le corps musculeux et non chétif, quand j’avais tous mes tifs et non pas trois cheveux, il existait quelque chose que nous appelions « linguistique » que d’aucuns considéraient comme une science. Quant à moi, je n’étais pas dupe. Poussé par toute ma famille à m’inscrire au grand institut international de recherche linguistique, je reçus l’enseignement des plus grands maîtres, réunissant tous ensemble toutes les qualités pour être des professeurs : Les uns étaient extrêmement sévères et leur injustice était aussi harmonieuse que le bruit d’un verre en cristal qu’on brise sous une botte ; les autres pouvaient aisément guérir un cancéreux du sommeil en phase terminale avec leur flot incessant de paroles soporifiques.

Après une brève et futile résistance, je me laissai captiver par la linguistique, baissant ma garde, apprenant des termes inutilement compliqués les uns après les autres avec délice. Bientôt, je me sentis l’égal d’un mathématicien. Personne ne comprenait plus rien à ce que je racontais, j’arrivais presque à me fatiguer moi-même rien qu’en pensant. Je m’étais construit en me détruisant, et je m’étais détruit en me construisant.

Maintenant, tu me demanderas sûrement pourquoi tout ça, quel était mon but lorsque je décidai ainsi de m’infliger de telles souffrances ? Cela remonte encore plus loin. Vois-tu, je n’ai jamais vraiment su quoi faire dans la vie… oh bien sûr j’avais les fantasmes habituels : jardinier, plombier, cosmonaute-infographe, mais rien de vraiment réalisable, surtout avec mon physique tu vois », dit-il en soulevant les bras qu’il n’avait pas.

« Et cela a continué pendant de nombreuses années, dures et laborieuses mais surtout si courtes et inutiles, je dépensai mon temps de vie à essayer de me trouver un destin adéquat sans aucun succès. Du moins pas avant de laisser l’art de ces professeurs hors du commun me donner l’illumination dont j’avais besoin. Pendant les cours, je me suis mis à les observer, et je me rendis rapidement compte qu’ils étaient comme moi : incapables, couverts de lacunes comme l’emmental de trous… Et pourtant ils avaient saisi leur destin, et ils étaient maintenant professeurs émérites, respectés, éminents écriveurs de hiéroglyphes et complexificateurs de vocabulaire. Ils étaient bien planqués, en somme. J’ai dès lors cru avoir trouvé ma voie, j’ai fait rentrer, non sans mal, ces quantités de matière inepte dans mon cerveau. J’en ai fait ma nourriture, puis celle de ma thèse de doctorat que je passai avec grande distinction avant de devenir moi-même professeur de linguistique ».

« Eh bien ! », m’exclamai-je. « Et que s’est-il passé ensuite ? », j’étais suspendu à ses paroles, et je n’étais pas le seul. Tous les reptiles présents, s’ils l’avaient pu, auraient posé leur tête au creux de leurs paumes et pris un air rêveur, cette position qui favorise les envolées de l’imagination.

« Ensuite ? J’ai passé des années merveilleuses. J’appris moi-même à comprendre les écrits tordus et alambiqués de mes collègues, devenant grand herméneute et écrivant moi-même des textes théoriques défiant les plus verbeuses barbes blanches. Qui plus est, je gagnais très bien ma vie sans savoir vraiment d’où mon argent venait, et je participais souvent à des réunions de linguistes durant lesquelles nous riions de ces mots ridicules que nous inventions à tour de bras, où nous buvions du thé déthéiné et où nous jouions au jeu des dictionnaires, auquel nous excellions tous. De bien belles années oui, mais tout cela ne dura pas ».

« Comment es-tu devenu militaire ? », demandai-je.

« Trois ans après ma nomination comme professeur, un groupe d’agitateurs se sont mis à soulever des questions terribles : « quel est le sens de tout ça ? », se demandaient-ils, « pourquoi paye-t-on ces empêcheurs de parler en rond ? ». Bientôt, leurs rangs grossirent de manière conséquente. Nombre de nos étudiants d’abord, excédés par nos questions d’examen ridiculement compliquées, ensuite des scientifiques dont nous empruntions le vocabulaire pour l’appliquer dans des contextes sans aucun rapport.

Leur petite révolution dégénéra bien vite. On cria haro sur les linguistes, on brûla notre faculté, on fit des autodafés de nos ouvrages, les statues des plus illustres des nôtres furent défigurées, et enfin nous fûmes poursuivis. Beaucoup d’entre nous furent pris et condamnés à des travaux d’intérêt général pour rembourser leurs salaires jusqu’au dernier centime. Après cela, ils devaient entrer dans un service de réinsertion sociale qui les aiderait à trouver un métier véritable. Pour ma part, je réussis à masquer mon identité jusqu’à ce que les choses se calment un peu. Sans « métier », je fus vite sans le sou, et sans aucune autre capacité que celle de savoir très bien punir et ennuyer mon monde pour rien, il ne me resta bientôt plus qu’à m’engager dans l’armée. Malgré mon haut rang aujourd’hui acquis, je repense souvent au passé, et je me dis que j’aurais peut-être dû apprendre à faire quelque chose de plus utile. Parfois, aussi, j’ai honte de m’être caché, et d’avoir laissé mes confrères endurer le supplice tandis que moi je fuyais. Mais la guerre… eh bien la guerre c’est la guerre ».

Il soupira à nouveau en sifflant tristement, et je mis ma main sur l’épaule qu’il n’avait pas pour le soutenir dans son vidage de sac. Les autres ondulèrent pour montrer leur compassion, certains pleuraient même presque.

Après un moment de flottement, nous allumâmes un feu et chacun se mit à raconter son histoire personnelle. Je ne fus pas dans les derniers ni dans les moins applaudis. Les évènements qui suivirent ma perte d’esprit soulevèrent une grande émotion chez mes compagnons écailleux. Nous buvions et riions, et d’un seul mouvement qui fut accueilli par de nombreux « hourrah » nous décidâmes tous de déserter l’armée des serpents. L’ancien général lui-même, autrefois si sévère, déclara : « Cette guerre sanglante et incompréhensible, lancée par des dirigeants qui sifflent dans l’ombre, n’est pas la nôtre ! ».

Lorsque plus personne n’eut d’histoire à raconter et que certains étaient déjà tombés de sommeil, je décidai de me construire un véhicule en sable pour pouvoir partir. Dans un moment d’absence, j’optai pour un tricycle. Les serpents, malgré leur attachement tout récent pour ma personne et malgré la politesse qui sied à leur espèce, se mirent à rire gras lorsqu’ils me virent mouler mon affaire. L’engin était plutôt petit, un véritable rêve pour un enfant de trois ans, mais totalement inadapté pour une personne d’âge inconnu telle que moi.

Peu importe la taille, je décidai que ma bécane serait frappante de réalisme. Je gravai donc dessus des motifs floraux, ce qui fit s’esclaffer les serpents qui frappèrent de leurs mains inexistantes leurs improbables cuisses. Lorsque je rajoutai un petit panier ridicule sur le guidon, ce fut l’apothéose, ils n’en pouvaient plus et riaient tant que même le vieux linguiste se dérida et pouffa avec ses compagnons.

Vexé, pas mal touché dans mon amour-propre même, je m’en fus cahin-caha sur mon tricycle minuscule mais tellement parfait. Les pédales lilliputiennes ne me permettaient pas d’aller très vite, aussi entendis-je encore pendant un long moment le concert sifflant des ex-soldats écailleux se gaussant.

Citer Platon... et mourir

J'ai mal à mon chat
Pour guérir il me suffit de suivre cette route
Qui est l'intersection, la route des routes
Au bout de laquelle se déploie une fleur de bitume
Toujours mouvante, brillante
Comme les plumes d'un canard
Comme les dagues de mes cauchemars

Mais mon mal, semble-t-il, est irreversible
Perdu au milieu des dunes, mon passé dans mon sac, mon avenir perdu en chemin, j'écoute, je touche, je laisse parler mes sens
Le soleil m'indique de ses mains moites
Les moyens divers pour garder ma vie droite
Je fais ce que je peux avec ce qu'il me reste

Mes yeux bleus perdent le goût de voir
Mon nez n'a plus l'idée de sortir sentir
Il se rentre et rend mon teint plat
Alors pour m'y retrouver je gigote, je gesticule
Je fais tout ce qu'on peut faire de ridicule
Avec des bras

La lumière de l'été me regarde m'allonger
Sur une plage de sable fin sans fin
Mettre mes bras en croix et attendre le destin

Une vague me lèche le crâne
Signe poli et respectueux
Que mes caprices n'impressionnent personne.

mardi 27 décembre 2011

Âme de bois, coeur de verre, chapitre XII


Je m’attendais à voir le soleil matinal me faire un clin d’œil au travers de la canopée, mais à la place il mitrailla mon visage sans que rien ne vienne s’opposer à lui. Hêtre me secouait pour me réveiller. « L’heure est grave ! L’heure est grave ! », répétait-il tandis qu’une multitude de fleurs jaunes apparaissait dans ses branchages. « Jolies fleurs ! », dis-je, bâillant. « Ce sont les fleurs de l’angoisse mon ami ! Regarde autour de nous ! ». J’obéis et m’aperçus que mon doux lit n’était plus qu’un radeau sur une mer de copeaux. Tous les arbres des environs avaient été froidement abattus et passés au broyeur. Une véritable boucherie végétarienne, avatar sinistre du sempiternel cynisme humain, de son humour noir, de son rire jaune, de son âme olivâtre, la raison et la justification des éternelles crasses brunes sous ses ongles tranchants.

Je fus parcouru de frissons et me sentis mal, sur le point de m’évanouir, le cœur dans la gorge comme après un réveillon trop bien arrosé. Comme quand on glisse sur une vieille bouteille au réveil, qu’on se rend compte que le sol colle et que le chien s’est soulagé dans le caquelon à fondue faute de mieux. Plein d’une rage impuissante, je me levai et disparus jusqu’à la taille dans l’épaisse couche de copeaux. Mon ami, qui pourtant se baignait dans ce qui, de son point de vue, pouvait être du cadavre râpé, semblait mieux tenir le choc que moi. Il me prit la main alors que le voile rouge de la haine tombait devant mes yeux fous. Grâce à lui, j’arrivai titubant à ce qui était auparavant le garage de la famille Hêtre et qui n’était maintenant plus qu’un bout de clairière. Une voiture orange de bas standing nous attendait. J’entrai et m’assis derrière la place du chauffeur, à droite du petit être et en bas à droite de madame Hêtre, si on regarde la voiture du dessus et de dos.

Le père démarra sur les chapeaux de roue dans une tempête morbide de petits morceaux d’arbre. L’engin en était à moitié recouvert et il était impossible d’y voir clair. Heureusement, comme des inconnus étaient venus couper tous les arbres des alentours, il n’y avait aucun danger d’accident. Hêtre mit un disque de blues de la vieille école qui reflétait bien son humeur et fonça tout droit, rempli de mélancolie. Il essayait de paraître fort et fier, mais je savais qu’à l’intérieur il pédalait dans la choucroute.

Le niveau des copeaux baissa progressivement, et lorsqu’il n’y en eut plus du tout, nous arrivâmes dans le désert. Il faisait plein jour et la chaleur était d’un chaud peu commun. Un genre de chaud qui fait s’évanouir les personnes âgées dans la rue, inquiétant les passants idiots. Heureusement, il se trouve toujours parmi eux un glorieux héros pour s’inquiéter plus que les autres, s’abaisser, se relever, faire des gestes et dire des choses que personne ne comprend, appeler des gens qui semblent extraterrestres et qui emmènent le pauvre grand-père ou la malheureuse grand-mère dans un endroit où personne ne va jamais.

Le paysage désertique était d’une rare beauté. Des dunes comme d’immenses vagues de sable immobiles s’alignaient à perte de vue, des cactus par milliers poussaient chaotiquement par-ci par-là, levant leurs étranges bras vers un ciel sans nuages. Piètres cordonniers, malgré toutes leurs aiguilles.

Lorsque mon cœur fut touché par toute cette beauté, l’amour que je ressentis autrefois si fort pour ces amis avec qui je roulais brûla à nouveau. Et je fus piqué d’une infâme culpabilité qui me serra la gorge. Je crus bien défaillir lorsque je me mis à penser que toute cette mésaventure était peut-être de mon fait. J’étais un humain comme les autres, j’avais deux bras deux jambes, une voix, j’aurais peut-être pu faire quelque chose, mais à la place j’ai dormi, bercé par le bruit des tronçonneuses au lieu d’être scandalisé par ces engins détestables.

Par faiblesse ou par force de cœur, je décidai de m’en aller et de faire route en solitaire. Avec la souplesse du pokémon je fis la bise à chacun de mes compagnons avant de sauter par la fenêtre, utilisant mes ailes naissantes pour tourbillonner et ainsi freiner ma chute.

Âme de bois, coeur de verre, chapitre XI


Bercé par deux singes mais surtout par la douce voix des insectes, je me mets tout doucement à rêver. Le sieur Conchiglioni rentre chez lui après une dure journée de labeur. Trois gâteaux de mariage conçus en trois heures chacun, et tous faits avec une précision et un timing parfaits, surmontés d’un glaçage qui ferait pâlir n’importe quel pôle, nord ou sud. De quoi éreinter ce paresseux de Dieu le père.

L’italien aux mains magiques mais encore trop humaines passe des vêtements propres et frais puis se serre un verre d’eau plate. Il boit chaque gorgée avec le délice du besoin satisfait. Il se verse ensuite un second verre, d’eau pétillante cette fois. Il l’avale d’une traite, une ou deux bulles seulement goûteront à la liberté, les autres seront impitoyablement bues. Le mélange malsain ne tarde pas à montrer ses effets psychotropes et l’inspiration monte irrésistiblement dans la tête du pâtissier en écartant tout le reste sur son passage.

Bientôt il ne peut plus s’empêcher de chanter. Il s’élève, il déploie son organe sans penser à rien d’autre, fait vibrer l’air et casse verres et assiettes. Son chat le rejoint rapidement pour mêler son baryton à l’alto de Conchiglioni. La chanson emplit la pièce, prend de plus en plus d’espace. Les voisins qui se disputaient s’arrêtent soudainement pour écouter, pour regarder leurs murs qui respirent en rythme ; ceux qui dormaient se lèvent et, habités par une volonté qui n’est pas la leur, allument la télévision et regardent des émissions à l’humour tarte à la crème au possible. Tout le quartier était en joie. Chez lui, le pâtissier, revêtu de son habit spirituel de compositeur, tournoie, virevolte, corrige parfois d’une œillade insistante son têtu de matou qui s’obstine à prendre les mi dièse pour des do bémol.

Se saisissant de quelques feuilles de papier, il se mit à écrire frénétiquement ce qu’il chantait. Le geste était simple, élégant, rapide. On eût juré un professionnel à l’haleine longue. Les notes et les mots s’enchaînaient dans un crescendo de plus en plus rapide, il ne put bientôt plus rester dans le salon, pris de folie comme il l’était, il fallait qu’il se calme s’il ne voulait pas tout gâcher en un coup de plume trop violent. Il opta pour une douche froide et en une fraction de seconde le voilà tout habillé sous l’eau qui tombe dru, écrivant sans relâche, griffant le papier d’une main brûlante de créativité pure. Dans la douche mal entretenue, l’eau monte peu à peu, le siphon étant bouché depuis longtemps par une masse de cheveux et poils divers. « Lalala », faisait l’artiste. « Maramiaou », faisait son compagnon félin. Les deux vocalisateurs s’adonnaient à leur passion sans se soucier de rien.

Lors d’une descente gravissime, les géniales partitions s’échappèrent en riant comme des pucelles en été et tombèrent dans la lamentable mare aux canards qui montait à un quart de la hauteur de la douche. Dans un affreux gargouillis elles disparurent dans les sombres tréfonds des égouts.

Une telle situation, en l’an seize-cent-x-mille aurait pu prêter à rire, mais Andante Conchiglioni n’était pas homme à s’esclaffer au quotidien. Pris de panique au contraire, mortifié à l’idée que le fruit de son art ne soit perdu à jamais, il se transforma en pieuvre et, tout en continuant à chanter et à écrire, se lança à corps perdu à la poursuite de son bien malicieux.

Les tunnels obscurs courant sous la non moins obscure cité représentaient à eux seuls une petite portion d’enfer. Ils circonvolutaient sinueusement, dessinant une sorte de labyrinthe style art nouveau d’un goût atroce avec, en lieu et place des fleurs et des femmes superbes, des conduites de zinc charriant la lie du monde et Conchiglioni le pâtissier-pieuvre lançant tous ses tentacules libres dans l’espoir de retrouver ses partitions chéries.

S’ensuivit une course-poursuite totalement absurde. QUI en effet serait assez TORDU pour imaginer une scène pareille ? N’est-il pas COMPLETEMENT AHURISSANT que dans un monde RATIONNEL comme le nôtre, un pâtissier se transforme tout à coup en octopode et se jette dans les égouts ? A-t-on seulement idée de l’exemple qu’on donne ?

C’est dans cette colère née de la raison bafouée que je fus réveillé en sursaut.

Quelques pies

Le matin, même rengaine que d'habitude. Thé froid, manteau froid et chaise froide. Puis je sors dehors et comme par hasard, c'est l'hiver. Ben tiens. Le contraire m’eût aurait été avait étonné. Je rentre dans ma voiture froide, mais avant, je jette un regard froid alentour et je tombe regard à bec avec un oiseau. Une espèce de pie, enfin en tout cas l’animal était noir et blanc. Mais il existe sûrement pas mal d'oiseaux noirs et blancs, en plus si ça se trouve les couleurs du mâle et de la femelle sont différentes... ah mais non, on dit "une" pie. Donc il n'y a pas de mâle. Je suis bête le matin. Bête et froid.

Il y avait une seule pie, qui frétillait allègrement sur un lampadaire qui éclairait le brouillard autour de lui, plus ennuyeux que pratique. Je me demande un petit moment si la pie est froide, puis je démarre. Le moteur est froid, alors ça prend un peu de temps. Quand enfin la machine est... chaude, alors je roule jusqu'au travail.

Et puis après je rentre à la maison. J'ai... chaud mais ce n'est qu'une illusion. Parce que je sais bien que tout autour de moi est froid. Surtout le levier de vitesse, mais je ne sais toujours pas pourquoi. Je n’ose pas lui demander, j’ai peur qu’on me prenne pour un fou, si on me surprenait.

Quand je sors de l'habitacle qui est si faussement... chaud, je vois qu'au lieu d'y avoir une pie là où il n'y avait qu'une seule pie ce matin, il y en a deux. Elles croassent comme deux vieux corbeaux. Pourtant ce sont des pies, pas de doute (je me suis renseigné depuis ce matin). Je m'approche d'elles et soudain elles s'arrêtent de parler pour me regarder d'un regard noir et froid. Je sens cette froidure me transpercer jusqu'à mon coeur froid qui renvoie du froid dans mon corps tout entier. Etant froid par nature, je ne ressens qu'un léger chatouillis, comme si quelques coccinelles froides étaient piégées sous mon t-shirt.

Puisque je ne suis pas le bienvenu, je décide de m'en aller à droite. Mais je me trompe de direction. Je fais demi tour, repasse devant les oiseaux toujours silencieux, devant le concessionnaire de voitures dont l'immense logo brillant, froid et lumineux me faisait de l'ombre en été. Du coup même en été, j'avais froid.

Je rentre à l’intérieur et je mange de la nourriture. Je ne parle même pas à ma télé, signe que mon équilibre interne est en train de vaciller. Je prends une douche froide et je repense à ces oiseaux. Qu'est-ce qu'ils pouvaient bien manigancer ? Pas moyen de deviner ni même d'inventer une histoire qui se terminerait par "allez comprendre". Donc je suis allé me coucher. Sous mes draps froids.

Le lendemain, même rengaine que d'habitude. Et il faisait encore plus froid que d'habitude d’ailleurs. Ca rendait l’habitude étrangement plus habituelle que d’habitude. Même ma tasse tremblait. Le poêle était malade et crachait une fumée noire et froide, en laissant sa nourriture sécher dans ses entrailles obscures. J'ai mis mon chapeau froid et mes bottes en caoutchouc (celles qui sont froides) et je suis sorti dehors.

Arrivé devant la poignée toute froide de mon véhicule, je crus entendre le cri d'une ferme, non loin. Mais je me trompais. Ce n'était que les pies. Elles étaient maintenant trois et caquetaient comme des poules en train de se raconter les petits secrets les unes des autres. La question de savoir pourquoi ces oiseaux ne s'en tenaient pas à leur cri de base m'effleura et laissa un baiser froid sur ma joue déjà bleue. Et puis elle partit. Et moi aussi.

Journée de travail, une heure de trajet pour revenir. Embouteillages, des gens froids qui se jettent des insultes à la figure comme autant de crachats si froids qu'on aurait juré de petites boules de glace. J'utilise personnellement une petite batte portative (mais froide) pour renvoyer les projectiles à leur expéditeur. Quand je fais ça, je dis "retour à l'expéditeur" et malgré le fait que ça soit une blague géniale, ça laisse tout le monde froid, même moi.

Je suis enfin chez moi. Il fait noir et le givre (dont je n'ai pas besoin de préciser la nature) commence gentiment à recouvrir l'herbe qui, même si elle n'a rien demandé, se laisse faire docilement. Instinctivement, après avoir rendu sa pseudo-liberté à ma voiture, je regarde vers le lieu de rassemblement des pies. Cette fois, il y en a dix. Voire douze même, je ne sais pas, je n'ai jamais appris à compter au delà de dix. Et elles piaillent comme de petits moineaux. Elles sont toutes rapprochées. Probablement pour se tenir… chaud. Je les regarde, elles arrêtent de chanter et braquent toutes leur regard glacial sur moi. Enfin il n'était pas tout à fait glacial, disons qu'il était plutôt froid. Et leurs petits yeux noirs immobiles, n’en parlons pas.

A ce moment, je compris que je ne comprendrais jamais. Je suis rentré chez moi et je me suis endormi tout habillé. J'ai rêvé que j'étais une pie et que je bramais comme un cerf au milieu d'une foule de mes semblables. On avait chacun une paire de petites cornes recourbées. Puis, comme c’est souvent le cas avec le sommeil, je me suis réveillé. Décidément je deviens cinglé. C'était un rêve agréable, pourtant je me réveille plein de sueur froide. Je change de vêtements et me mets en route vers le travail sans déjeuner, sans regarder les pies, sans même allumer le moteur. Et je fais ça pendant plusieurs jours. Je ne veux plus entendre parler d'oiseaux, et j'ai tellement froid qu'on pourrait geler des oeufs sur mon front avec une poêle. Ce n'est même plus que j'ai froid, je SUIS froid. Je ne dis plus bonjour aux vieilles dames, même si je les croise dans les bois. Et je reste comme ça, froid, pendant deux semaines.

Pendant ce laps de temps, l'hiver avait eu tout son temps pour s’installer confortablement. Il avait rigidifié tout ce qu'il pouvait rigidifier, que ça soit les brins d'herbe, les fruits, les gens.

Plus personne ne bouge, le monde entier est froid comme la mort. Voire encore plus froid. J'ai moi même, malgré l'habitude, du mal à marcher. Je sors pourtant, comme chaque matin, pour aller au travail. Et là, impossible, tout simplement impossible de mettre le pied dehors. Ma jambe gèle à la vitesse de la lumière qui gèle. Le soleil voilé jette une lumière froide quand il peut, et cela ne fait qu’aggraver les choses.

Bientôt le restant de mon corps se met à geler lui aussi. Et je vois tous ces gens dehors qui ont eu la même mésaventure, figés pour l'éternité dans des positions ridicules. Je pensais être blasé de tout, mais soudain je perds mon sang froid. Je panique. Je sens mon coeur égocentrique abandonner mes membres un à un, jusqu'au plus sacro-saint d'entre eux. La fin approche, je vais geler. Je resterai froid pour toujours, à jamais, bref, pour longtemps. Je ferme mes paupières bleues et pense à rendre le dernier soupir. Je verse une larme qui se brise au sol comme un verre à pied un soir de noël.

Et dans un soupir froid, j'entends les pies. Je rouvre les yeux. Le mouvement est laborieux Elles pépient comme des pies. Elles sont au moins quarante mille. Voire plus, car je n'ai jamais appris à compter au delà de trente mille. Le bruit qu'elles faisaient était assourdissant. J'aurais presque préféré que mes tympans gèlent pour qu'on me laisse tranquille. Mais ça ne s'arrêtait pas. Un dernier moment d'horreur avant de dormir pour toujours, probablement. Si ça se trouve je l’ai mérité, allez savoir.

Pendant quelques minutes, j'attendis la mort comme un bon chien attend son maître à la maison. Mais elle se faisait attendre, encore et encore plus longtemps. Seuls mes globes oculaires étaient encore actifs, et ils ne me permettaient de voir qu'une ribambelle de pies hurlantes. Bientôt les oiseaux crièrent d'une même voix trois fois, puis s'envolèrent tous, firent trois fois un cercle dans le ciel, piquèrent trois fois vers le sol et revirèrent au dernier moment. Enfin, les pies se posèrent toutes sur l'énorme panneau d'affichage métallique et lumineux du concessionnaire de voiture d'à côté. Et alors elles se turent. Le silence était encore plus assourdissant alors que leurs cris mêlés. Et dans ce silence se fit entendre un grincement puissant et profond, celui qu'on aimerait entendre dans une vieille épave.

Un battement d'ailes, un grincement. Et encore, et encore. Bientôt elles s'agitèrent toutes frénétiquement, emplissant l'air froid de leur vrombissement aérien. Et dans un moment de rêve total, elles arrachèrent le panneau d'affichage, arrachant les fils, tordant le métal, détruisant les ampoules, pliant les piliers, et l'emportèrent au loin. Très loin. Probablement dans un nid géant. Comme un monstrueux trophée. Et le soleil voilé se dévoila, et l'ombre du panneau d'affichage n'était plus là pour me donner froid. Soudain ce fut l'été et je me mis à dégeler. D'abord moi, parce que je l'avais mérité, puis toute la ville, puis le monde entier.

Et pour la première fois depuis des mois j'avais réellement... chaud.

lundi 26 décembre 2011

Âme de bois, coeur de verre, chapitre X


Lorsque j’ouvris les yeux, je dus d’abord prendre un instant pour faire la mise au point, tant l’obscurité qui m’entourait auparavant était épaisse. A présent, je percevais le soleil à son zénith au travers de feuillages d’un vert qu’on ne trouvera jamais sur un pull.

Je clignai des yeux, pensant, rêvant à ce merveilleux pull que je n’aurai jamais, murmurant à ma propre oreille de douces et nostalgiques paroles sur le temps qui passe, sur la roue qui tourne, sur les fronts qui se froncent et ne défroncent jamais.

Alors que j’étais occupé à me demander si le verbe « défroncer » existait vraiment, j’entendis un craquement tout proche et me relevai d’un coup, saisi. J’étais posé sur un cube de bois lisse et verni, probablement du teck ou du sapin. A ma gauche, sur des tréteaux, une douzaine d’outils aux formes ésotériques faits du même matériau étaient disposés de manière très régulière. A ma droite, un arbre jeune et sage balançait ses branches d’un air nonchalant.

Pris d’une joyeuse surprise, je mis pied à terre et courus vers le végétal qui m’accueillit contre son cœur comme seuls les vrais amis savent le faire. « Hêtre ! », criai-je ivre de bonheur. « Te voilà enfin réveillé », me répondit-il chaleureusement. Nous échangeâmes quelques menues politesses protocolaires d’ordre arboricole comme la courbette, le claquage ou encore le salut en coudée, puis il m’invita à prendre le thé chez lui, à nouveau. Je me sentis revivre. Je me souvins de ce temps si ancien, cette époque tellement lointaine durant laquelle j’avais perdu mes lâches chaussures et rencontré Hêtre et sa famille pour la première fois.

Dès lors, pour moi, tout fut comme divin. Je m’émerveillai de voir le petit hêtrillon déjà si grand, de trouver madame Hêtre encore si jolie malgré les années.

Après avoir mangé et bu, nous nous installâmes au salon et nous allumâmes quatre ou cinq cigares au parfum délicat. Mon ami me raconta alors ce qu’il s’était passé, assisté de temps à autre par sa femme et son fils qui ajoutaient l’un ou l’autre détail crucial entre deux bouffées.

« Mon ami », dit-il, « crois moi, tu reviens de loin, de très loin. Tu te souviens bien être tombé d’une chute d’eau ? ». « Fort bien », répondis-je, « je me souviens t’avoir vu après ça, tu m’as dit… tu m’as dit que ma bouteille était partie, qu’il fallait que je tourne la page… mais pourtant… ».

« J’ai menti, j’ai menti », sa voix se brisa, « la bouteille… elle n’avait pas réellement disparu ». « Pourquoi cacher un truc pareil ? » demandai-je. « C’était strictement pour ton bien », me répondit-il avec un sanglot à demi avalé, « vous ne deviez jamais vous revoir, mais par un concours de circonstances des plus absurdes c’est arrivé quand même, et alors… ».

Il tenta de se reprendre et de donner à sa voix un ton grave et calme mais son expression était très révélatrice. S’il avait eu des glandes lacrymales, il aurait sans aucun doute versé une larme, ne serait-ce que pour l’effort qu’il faisait pour ne pas en laisser couler une.

« Et alors quoi ? », demandai-je un peu brusque, avide de connaître le fin mot de cette histoire. « Mon fils était dans ce bar en Afrique du sud lorsque toi et Bouteille jouiez à ce jeu maléfique, antédiluvien, au nom imprononçable par ma langue de bois. Dès qu’il t’a vu, il a couru aussi vite que le lui ont permis ses petites racines pour me prévenir. Mais malheureusement, comme nous autres végétaux ne sommes pas des bêtes de course, j’arrivai trop tard. Je poussai la porte du tripot au moment où tu déchirais toi-même en deux ce qui fait prétendument d’un homme un homme ». « Tu parles de ma… ». « Non ! », coupa-t-il sèchement, « je parle de ton esprit ! Tu ne te souviens donc pas que c’était la mise de votre partie ? Du dé à deux faces ? De ta défaite quasi-épique ? Quand je suis arrivé jusqu’à toi, poussant poivrots et badauds, tu n’étais plus rien. Tu braillais des inepties, tu te roulais par terre dans la poussière, tu mangeais les vieilles miettes qui se collaient à toi, tu passais du rire aux larmes avec une rapidité effrayante… Et la bouteille… quel rire terrible et cruel elle lançait en te voyant ainsi diminué, et elle rajoutait à ta déchéance en te couvrant d’insultes et de disgrâces.

Entre deux éclats de rire, elle m’aperçut. Mûe par un réflexe à la limite du félin, elle s’est enfuie par la porte du fond ». « La garce ! », explosai-je. « Je t’ai confié à la barmaid qui m’a promis de prendre soin de toi, et je me suis lancé à la poursuite de cette brute de verre pour lui faire payer son crime par tous les moyens. Après deux ans de recherche, j’y suis enfin parvenu, et j’ai récupéré la moitié manquante de ton esprit. Ensuite, aidé par trois psychologues de renom, je l’ai rattachée à l’autre moitié qu’il te restait. Et voilà toute l’histoire ».

Après qu’il eut fini, je restai un instant immobile à fixer la fumée virevoltante qui s’échappait de mon cigare. Mon regard passa lentement de ce bout fumant au petit Hêtre, puis à sa mère qui me regardait avec un air attendri et compatissant. Enfin, je regardai mon sauveur dans les yeux et retombai à nouveau dans la contemplation des volutes âcres.

« C’est ma faute », dis-je enfin. « D’ailleurs je retire ce que j’ai dit. J’ai dit que c’était une garce, c’est faux, je le retire. C’est moi qui ai été stupide ». « Comment ? », s’étonna Hêtre. « Oui », continuai-je, « après tout j’ai accepté les conditions du jeu, d’ailleurs c’est moi-même qui ai proposé qu’on y joue. J’aurais dû être plus raisonnable. Tu ne lui as pas fait trop de mal ? ». « Pour son attitude misérable lorsque tu étais réduit à rien, je l’ai mise dans une bulle à verre après lui avoir arraché ce qui te rendrait ta contenance. Elle s’est tout de même enfuie ! ». « Elle a dû avoir peur de ton regard noir… enfin tu as raison, elle n’était pas toute blanche non plus ». « Je l’ai mise dans la bulle adéquate ». « Recycler, le bon réflexe », dis-je en soupirant.

Je mis quelques minutes à me calmer. Toute cette agitation mentale violentait mes délicats neurones. On me laissa tout le temps dont j’avais besoin. Cette compréhension surhumaine qui est l’apanage des arbres, que ne ferais-je pas pour arriver à en faire preuve parfois.

Lorsque la tension fut apaisée nous passâmes à autre chose. Je pris conscience du soulagement qui s’épanouissait lentement en moi. Un véritable plaisir d’être en vie et de pouvoir penser librement m’apparut et fit de cette soirée l’un des moments les plus magiquement agréables de toute mon existence.

Ma vie, c’était ça : perdre l’esprit, le retrouver, discuter avec de bons amis autour d’une boisson forte, puis aller dormir et soupirer d’aise après une journée bien remplie. Les soupirs du bonheur, comme disait mon grand-père, sont toujours plus forts que ceux de la honte. Ah, comme il avait raison. Et je soupire encore, le sourire aux lèvres, et les feuillages bruissent avec moi et tout autour de moi. De petites fourmis viennent près de mon oreille pour interpréter le fameux Tremolo Pianissimo Del Molto Grande Spaghetti du non moins célèbre Andante Conchiglioni, pâtissier italien, chanteur romantique durant les heures creuses et particulièrement sous la douche.

dimanche 25 décembre 2011

Âme de bois, coeur de verre, chapitre IX


La suite… la suite de quoi ?! Mais qui suis-je ? En tout cas je ne suis pas fin, mais gras ! Gros ! Et j’ai faim. Je renifle trois quarts de seconde et trouve un beau gâteau par terre dont je fais mon dîner. Je pense que finalement les plantes que nous mettons sur les tombes de nos morts ne servent qu’à les empêcher de sortir pour venir faire appliquer eux-mêmes leurs dernières volontés. En effet, qui n’a jamais vu des mauvaises herbes pousser entre deux dalles ? Le principe est exactement le même j’en ai peur (oh là là j’ai un de ces mal de crâne, je n’y vois plus ! je n’entends, n’ouïs ! haha, n’ouïs, marrant) car les plantes en poussant leurs racines saisissent le cercueil du défunt et serrent ! Serrent ! Serrent !

Mais pourquoi ai-je aussi mal à la tête ?

Et pourquoi je n’arrive plus à me souvenir de ce qu’il vient de se passer… Bouteille, bouteille, je t’en foutrai moi des bouteilles ! Ah, le petit chien fauve charbonné, ça je m’en souviens. Un bon souvenir ça… Quel bon chien c’était.

Un dessert maintenant… quoique… je suis déjà bien gros. Non mais regardez moi toutes ces chairs qui pendouillent ! J’ai des étoiles dans les yeux mais je ne peux pas m’empêcher de pendouiller. Fuir est inutile, on ne peut se fuir soi-même, d’ailleurs à quoi bon ? En courant, je ne ferais que donner à mes bourrelets une bonne occasion de faire floc floc.

« Allons, tu n’es pas si gros ».

Qui a dit ça ? Qui ?! Je veux savoir, j’exige des noms ! Des tas et des tas de noms qui vont s’écouler de ne je sais quelle bouche, franchir je ne sais quel estuaire et se ramifier en je ne sais quel delta avant de se jeter dans je ne sais quelle mer ! D’où me vient cette connaissance si parfaite du vocabulaire fluvial ?! … Pourtant je n’ai jamais lu aucun manuel de jenesaiquoilogie… je me vois moi, mais les autres, me voient-ils ?

« Mais oui on te voit ».

Ah, on me répond, c’est toujours ça. Bon sang mais j’ai perdu l’esprit ! Je ne contrôle plus rien, je suis une bête, une bête ! Attrapez moi, ô chasseurs, enfermez moi car je suis dangereux, aha ! Miaou, ouaf, meuh, skwiii ! Je suis un scarabée ! Non, ça a déjà été fait. Je suis un… un… je suis un pauvre bougre, borgne à l’intérieur mais personne ne peut le voir. Personne ne prend la peine de venir masser un peu mon petit cœur de beurre. Les hommes sont des fous, et je ne fais plus exception désormais.

Me voilà qui raisonne… non, je ne raisonne plus. Est-ce une grosse perte ? Non, pas une grosse perte. Je l’ai toujours voulu, alors pourquoi me mettre à rechigner maintenant ? Pourquoi reculer ? J’ai faim… et il n’y a plus de gâteau par terre maintenant, je n’ai plus qu’à boire mes larmes pour me remplir l’estomac. Berk. Pauvre fou, malchance, horreur…

« Allez, ça va bien se passer ».

Ah oui ? Et qu’est-ce qui va se passer hein ? On va me prendre un peu plus de ce que je suis ? Je suis déjà le néant. Je vois double et j’entends triple. Les mots que je dis résonnent dans ma tête comme des cloches mal réglées dans une grotte vide. Et cette migraine atroce ! Ah, ma tête !

« Il délire… ».

Moi, délirer ? Moi ? Ca y est c’est la fin, les gens m’insultent sans aucune raison, je suis impuissant. Mort ! J’entends des voix, j’ai l’impression de les reconnaître mais je me trompe sûrement, c’est la seule possibilité, je ne peux même plus me faire confiance à moi-même.

« Première incision ».

Incision… ça me rappelle mes cours de grammaire, la réforme de l’orthographe et toutes ces bêtises. Mais moi je… non ! Ah mais…

« Fil et aiguille ».

Qui ? J’ai moins mal… moins… qu’est-ce que…

Je sentis l’odeur de l’écorce, des feuilles, une forêt en automne, la beauté d’un ciel orangé me vint à l’esprit et je me sentis bien. Dans ma tête ce fut le crépuscule et ma migraine s’en alla tourmenter quelqu’un d’autre en criant comme une chauve-souris dans les mâchoires d’un chat. Je plains déjà cette personne.

Âme de bois, coeur de verre, chapitre VIII

Deux jours plus tard, j’étais guéri.

Moi et Bouteille jouions aux cartes dans un bar sud-africain où nous avions depuis longtemps le statut d’habitués. « Dix de douze de der et face de pile », annonçai-je. « Pioche », répondit laconiquement mon adversaire dont le regard vitreux semblait osciller entre deux mondes. La partie durait maintenant depuis trois heures et dix-huit minutes, soit le quart du temps de jeu recommandé.

Le Galifolokos était le passe-temps le plus répandu et respecté du pays, et ce pour plusieurs raisons. D’abord les cartes utilisées pour ce jeu étaient sublimement gravées dans de fines tranches de baobab sélectionnées par des spécialistes avant d’être frites et ensachées et voilà tes chips, ensuite parce que savoir y jouer était de très bon ton, voire indispensable si l’on voulait avoir du pouvoir sur la grande échelle de la société. Le pouvoir de grimper les échelons, celui d’agripper ceux des autres. Une autre raison pour son statut quasi-mythique était que les racines du jeu remontaient si loin dans le temps que personne ne savait quand avait eu lieu la première partie. Il courait cependant des rumeurs sur sa longueur, et sur les joueurs qui devaient être des créatures énormes, des sortes de cyclopes-dinosaures ou quelque chose dans ce goût là, avec des mains griffues et une peau reflétant la lumière du soleil en couleurs irisées, ayant reçu le savoir des êtres de lumière venus du ciel. Mais il était plus que probable que même ces rumeurs idiotes soient encore bien en dessous de la réalité.

Les règles du jeu étaient on ne peut plus simples : chaque joueur reçoit deux cartes rouges et trois vertes. Ensuite, le tout est mélangé par ordre alphabétique inversé et l’on choisit un mot que l’on ne pourra pas dire durant toute la partie. Il va de soi que contrevenir à cette seule règle entraîne déjà une irrémédiable défaite. Une fois le mot choisi, la partie commence vraiment. Le cadet des joueurs commence toujours. Il doit poser à son voisin de droite une question inconvenante sur sa vie privée et le questionné doit y répondre en hurlant, ou bien, s’il s’en sent incapable, enlever un vêtement. Pour vérifier si les confidences des joueurs sont exactes, on fait appel à un médium qui joue un peu le rôle que joue le banquier au Monopoly. Le reste des règles était en général improvisé, ce qui rendait chaque partie unique et donnait au Galifolokos une richesse indéniable et une durée de vie absolument infinie.

Mon jeu était très bon, du moins pour un début de partie. Mais il me manquait une paire d’as de trèfle pour faire une famille. J’étais si captivé par le jeu que de grosses gouttes de sueur perlaient un peu partout sur mon front, me donnant l’air au soleil du sud d’une boule disco douée de parole. Bouteille, joueuse éternellement défensive, restait impassible. De plus en plus de gens se rassemblaient autour de nous pour nous regarder jouer. C’est la coutume. Dans le public, les paris allaient bon train, et une multitude de petites liasses de billets chiffonnés passaient de main en main sans grande discrétion en faisant « fritsch fritsch », soit le bruit de morceaux de papier faisant l’amour.

Il me fallait agir vite. Ma peau satinée se transformait peu à peu en poivre sous l’effet du stress, irritant les muqueuses de tous les gens présents. « A toi de lancer les dés », dit la bouteille. Je tirai au sort quel dé j’utiliserais et j’eus la malchance de tomber sur celui à deux faces(1). Je perdis encore un peu de poivre et mon adversaire s’en aperçut. J’étais mort de honte et de peur. Je pris le dé à deux faces et le serrai dans ma main. J’avais maintenant une chance sur deux de perdre la moitié de ma mise. Si le jeu avait été un tant soit peu inspiré par le Poker, ça n’aurait pas posé de problème, car les biens matériels n’ont que peu d’importance dans ce monde. Mais sa version actuelle avait été influencée principalement par des rites vaudous à peine racontables étalés en long et en large en lettres de sang dans de grands grimoires noirs, et nous avions misé nos esprits.

Le cœur battant la chamade, tremblant et m’effritant de plus en plus à chaque seconde en de petits nuages saveur cinq baies, je jetai le dé en l’air. Il heurta violemment la table de jeu, comme mû par une volonté propre il rebondit, passa sur une rigole de métal surélevée, tomba sur la tête d’un passant, alla vivre sa vie dans des endroits merveilleux, utilisant sa taille fine pour séduire des déesses, puis revint sceller mon destin. Le dé s’abattit comme un couperet mal fait sur la mauvaise face. J’avais perdu.
« Tu connais les règles », dit sardoniquement la bouteille. Lentement, un sourire apparut sur son visage qui m’était soudain détestable. « Oui », répondis-je. « Par cœur ». Je pris donc mon esprit en main et, ruisselant de larmes et de sueur qui allaient former une pâte infâme avec le poivre que je perdais toujours par poignées, je le déchirai en deux.


(1) Ceux qui pensent ici à une pièce de monnaie ont tort. Car la pièce, pouvant tomber sur la tranche, est en réalité un dé à trois faces. Le dé en question ici est si plat qu’il est invisible vu de profil, il n’y a que deux résultats possibles.

samedi 24 décembre 2011

Marie Curie se masse (jeu de mots de noël)

Petit papa Noël
Ou gros papa Noël
Car après tout tu es gros
Je me souviens encore de ce Noël, si ancien. J'avais demandé un camion Lego, et tu m'as apporté un camion Playmobil
Je ne suis pas là pour me plaindre, pourtant
Encore moins pour geindre
Mais s'il te plaît, s'il te plaît cette année encore
Cette année encore remplis mon cerveau de kilos de femmes nues nues nues
Injecte moi des litres de bière directement dans la jugulaire
Epargne moi les kilomètres qui me séparent des gens avec qui je peux échanger des âneries
Et rien que des âneries
Des heures de bêtise cultissime
Des hectares de ridicule sauvage
Et la fine fleur des répliques les plus ineptes
Laisse moi me rouler par terre en hurlant sans subir la chaleur des regards
Et continue de ne pas me priver d'écrire ces crachats mentaux qui tourmentent mon cerveau génial et imbécile

Merci mec t'es un pur mégalord

Un mort solitaire


Nous connaissions tous Rogier Laplace. Il déjeunait avec le maire le samedi, et le dimanche avec ma mère. Sur la plupart des sites sociaux, il atteignait plusieurs milliards d’amis, fait qui lui valut d’ailleurs une place dans le livre des records. Place qu’il refusa car il était trop noble de cœur que pour ainsi se mettre en avant.

Rogier était une vedette malgré lui. Une valeur sûre pour tout le monde, et même pour moi, je dois bien le dire. Je me souviens encore vivement de cette soirée d’hiver, ou j’attrapai un poisson inerte dans le canal et me mis en tête de le manger. Rogier, qui passait par là, m’empêcha de faire cette bêtise et me sauva la vie.

Pourtant, dit-on, ce sont toujours les meilleurs qui partent les premiers. La grande majorité de ses amis craignait pour la vie de Rogier qui, en tant que meilleur parmi les meilleurs, n’en avait certainement plus pour longtemps. De nombreux moyens furent mis en œuvre pour éviter l’inévitable. Certains désiraient le placer dans une bulle de protection, d’autres lui avaient préparé un régime très équilibré qui lui garantissait un taux de cholestérol très bas. D’autres, enfin, et ils étaient probablement les plus fous, ne voyaient qu’un seul moyen de le préserver. Il fallait, comme toute chose précieuse, le placer dans un solide coffre en acier trempé. Sa propre mère était favorable à ce plan hors du commun, et comme Rogier était un bon fils et qu’il écoutait toujours sa vieille maman, il accepta.

Il en fut donc ainsi. Une banque en quête de publicité mit gracieusement son coffre le plus spacieux à la disposition de Rogier qui l’aménagea avec ce goût exquis qu’il avait développé lors de voyages à Florence.

Après avoir déménagé, il emménagea. Tout le monde venait le voir et s’assurer que tout allait bien. Comme Rogier ne voulait décevoir personne, il ne disait pas tout haut que l’endroit dans lequel il vivait était affreux, et que l’acier tordait ses pensées.

Au fur et à mesure du temps, dépourvu de ses brillantes idées et de ses formidables concepts, Rogier devint quelconque. Il restait assis et regardait des documentaires sur la vie des animaux marins.

Comme il était enfermé pour son propre bien mais qu’il ne disait plus rien d’intéressant, ses amis arrêtèrent peu à peu de se soucier de lui. Sa solitude l’enveloppa comme un sinistre linceul et il devint bientôt incapable de parler correctement.

Un jour tragique où je lui rendis visite, je le trouvai inanimé sur le sol de son coffre fort. Il était bleu, il était gris, il était mort.

A côté de sa main qui tenait fermement un crayon se trouvait une lettre écrite à la hâte sur laquelle il était écrit :

« Mes chers amis, et les autres, les lâches.
Si personne ne m’a empêché d’écrire cette lettre jusqu’au bout, je ne suis probablement plus. Je suis mort car, pendant un instant, je me suis demandé comme je faisais pour respirer. En un seul instant, j’ai oublié cet antique mouvement et alors même que j’écris ces mots, j’étouffe, je me meurs.

Une mort bête pour un bête type qui vivait dans un bête monde entouré de bêtes gens.
Ca y est, je n’ai plus d’air. Je rends l’âme. Adieu. »

Un trait dont la forme se faisait l’écho de son agonie était tracé depuis la fin du dernier mot jusqu’au bas de la page. Je restais pétrifié pendant quelques instants avant de sortir tel un automate pour prévenir les autorités.

Je ne dormis pas très bien cette nuit là.

De midi jusque quatorze heures


Lève toi imbécile.

Dans la nuit une voix m'appelle, pour lui répondre je n'ai aucun autre moyen que de me lever, passer une chemise et sortir.

La lune est pleine, elle est froide et me regarde de son immense oeil aveugle, au loin le paysage cassé, morcelé, joue sur le clair obscur, probablement pour me troubler.

C'est pas en te levant que tu vas me répondre.

Encore la voix, décidément je commence à la trouver vulgaire, elle m'énerve.

Pourtant j'essaye de trouver d'où elle vient, alors j'ouvre le garage et je prends mon vélo, celui qui est rouillé et dégoûtant, celui qui grince quand on appuie sur les pédales, celui dont les deux roues sont crevées depuis des années.

Je l'enfourche et me mets en route sur les trottoirs nocturnes, éclairé seulement par quelques lampadaires et par les rayons lunaires.

Il est pourri ton vélo, comment ça se fait qu'il roule ?

Encore elle, j'ai envie de lui répondre que ça ne la regarde pas mais quelque chose m'en empêche, alors je me contente de rouler. Je suis en montée, c'est dur, je sens mes jambes fatiguer, j'aurais dû faire plus d'exercice. J'arrive bientôt à un rond point, j'y croise une voiture rouge qui est grise parce qu'il fait nuit. Le conducteur se demande ce qu'un type en pyjama fait à cette heure-ci sur un vélo rouillé trop petit pour lui. Malheureusement pour l'homme, je n'ai pas le temps de m'introduire dans son esprit pour y déposer des réponses. Je continue ma route.

Tu n'es pas très poli, tu as bien vu qu'il était intrigué.

Cette fois je vais lui répondre.

- Il n'avait qu'à pas se poser de questions, c'est lui l'impoli.

Et tiens, prends ça.

J'arrive en haut de la montée et prends à gauche, en direction de la gare, je ne sais pas trop pourquoi. L'intuition probablement. Comme si j'étais capable d'avoir une once d'intuition en ce moment. Je roule et roule encore, mes roues crevées ne me lâchent pas, elles tiennent bon, par un processus mystérieux elles fonctionnent encore très bien.

Le vent caresse mon visage, le vélo m'a donné chaud et la brise chasse des gouttes de sueur vers l'infini que constitue "derrière moi". Je passe ma manche sur mon front pour le sécher un peu puis accélère.

Tu vas à la gare ? Pourquoi exactement ?

- Je sais pas pourquoi, répondis-je. Mais ce qui est sûr, c'est que tu ne le sais pas non plus.

J'avais raison, la voix en savait finalement autant que moi.

Mais qui était cette voix finalement ? D'où venait-elle et pourquoi m'étais-je levé pour la suivre ? De plus elle avait commencé par m'insulter et je n'avais pas bronché, décidément il fallait que je procède à plus d'introspections dans mon for intérieur.

Les barrières qui bardent les chemins de fer des deux côtés me saluent sans rien dire ni faire aucun geste. Je me positionne parallèlement à elles et continue à rouler. A ma gauche, les maisons sont endormies, comme les gens qui y sont contenus. Un chat traverse la route lentement. Il sait qu'aucune voiture ne viendra perturber sa route, alors il prend son temps. Lorsque je passe à côté de lui, il lance un petit miaulement rauque, un cri si fin, si subtil, et qui pourtant déchire la nuit de part en part. Le ciel se casse en deux. Ce n'est pas le jour qui apparaît, pourtant la nuit disparaît.

On dirait que ce chat sait quelque chose.

La voix a raison. Je décide de changer de cap pour poursuivre le chat qui avait pris la fuite.

Des bouts de nuages en verre viennent se fracasser de part et d'autre de moi. Curieusement, aucun ne vient abîmer mon vélo ou moi-même. Le chat court vite, alors j'accélère encore. Le ciel est devenu d'un pourpre profond, les étoiles paraissent rouges, certaines sont plutôt jaunes. Les choses qui étaient grises un instant auparavant à cause de la nuit avaient changé d'aspect, mais je n'avais pas le temps de m'y attarder. J’ai une cible : le chat.

Il court et court encore, pendant que moi je roule et roule. Je me demande un instant à quelle vitesse je roule, puis la question me sort de la tête et va fracasser un rétroviseur à proximité.

Au bout de quelques minutes de poursuite, le chat commence à fatiguer. Lorsque je vois le rythme de ses petites pattes devenir de moins en moins rapide, je ralentis mon allure également pour préserver mon souffle. Il allait falloir qu'il réponde à quelques questions, ce maudit animal venait de créer un nouvel état qui n'était ni le jour ni la nuit, quelque chose que n'importe qui rêverait de faire, pourtant il n'était qu'un chat.

D'un coup, l'animal fit volte-face et feula.

- Rien qu'un chat hein ? Je te montrerai. Dit-il.

Et il me montra, en effet. Il s'approcha de moi, faisant craquer le sol sous ses coussinets, il arrêta mon vélo d'un geste et le réduisit en miettes avec ses griffes. Puis de ses yeux lumineux, il me fixa.

- Le chat... Balbutiais-je.
- Humain, répondit le chat.
- Comment appelles-tu... Ce... Ca ?

Je parlais bien évidemment du moment de la journée dans lequel nous nous trouvions. C'était nouveau, c'était perturbant. Aucun mot français ou même d'aucune autre langue n'arrivait à qualifier l'état dans lequel l'air, les buissons, les animaux nocturnes, s'étaient retrouvés.

- Ca n'a pas de nom.

Le chat s'assied sur le bitume et me toise à nouveau. L'angle dans lequel je me trouve par rapport à lui fait briller une flamme verte dans ses pupilles énormes.

- Ca doit avoir un nom.

Je veux savoir, il me faut quelque chose, même le début d'une piste à moitié effacée, je dois inscrire un mot dans mon esprit sur ces images.

- Tu n'as qu’à regarder, dit le chat en pointant le paysage derrière moi de sa patte.

Je me retourne et vois alors le ciel totalement exempt de nuages, la lune, devenue bleue électrique, tourne visiblement sur elle-même. Les oiseaux semblent voler au ralenti. Les montagnes au loin, s'échangent des rochers.

Je me retourne à nouveau, le chat a disparu, bien sûr. Il a profité de l'occasion pour s'enfuir.

Lorsque je me retourne encore à nouveau dans l'autre sens, je vois une foule de ses congénères m'entourer. Le bruit de leur ronronnement m'emplit le coeur et l'esprit. Leurs yeux me vrillent. Ils s'expriment d'une même voix douce.

- Tu crois que c'est un rêve ? Pourtant tu peux retourner chez toi et aller te recoucher, demain tout sera pareil.

Ayant dit cela, il s'en allèrent en gambadant.

Je suis leurs conseils avisés et retourne chez moi. Mon vélo détruit dans un petit sac de toile à mon côté. Je le refondrai plus tard.

J'arrive devant ma maison, elle au moins n'a pas changé. J'ouvre la porte et m'engouffre à l'intérieur, l'air chaud me fait du bien. Je prends la direction de ma chambre mais après quelques pas j’opte finalement pour le fauteuil comme lit. Dans un souffle j'entends la voix me souhaiter bonne nuit, sans m'insulter cette fois.

Je dormis bien, et le lendemain, comme l'avaient dit les chats, tout était pareil...

vendredi 23 décembre 2011

Âme de bois, coeur de verre, chapitre VII


Je me réveillai pantelant, serrant à l’en étouffer ma casquette des jours de fête contre mon cœur de veau. Des molécules odoriférantes vinrent chatouiller mes naseaux et m’informèrent que je devrais peut-être aller voir un médecin, car en effet mon aisselle gauche, hermétiquement appliquée sur mon nez de manière à empêcher les éternuements solaires, envoyait de lourdes décharges de phéromones dans mon cortex central.

Ai-je besoin de rappeler que je m’étais réveillé pantelant ? L’odeur était insupportable et délicate à la fois. Au milieu des effluves de sueur brute se trouvait un jardin secret rempli de fleurs multicolores. Je saluai quelques roses qui me le rendirent bien. Elles étaient vieilles et presque toutes fanées, mais cela ne les empêchait pas de se baisser pour m’embrasser. Je cueillis ensuite une violette pour orner les cheveux de la femme de mes rêves.

Alors que je m’adonnais au secret rêve des hommes virils, un petit chien fauve charbonné sortit d’un terrier que je n’avais pas remarqué et vint me renifler consciencieusement les jambes. Je tendis la main pour qu’il puisse la sentir, connaissant bien le protocole canin, réminiscence de l’époque où j’étais un chien ; et il la sentit. Peu après, il parut se désintéresser de moi et partit de son côté à la découverte de toutes les variétés florales des environs.

Autour de nous, tout était noir. Au dessus de nous, il n’y avait qu’une insignifiante aurore boréale bleue et verte. Cet endroit gagnait en mystère à chaque seconde qui passait, et je ne savais même pas vérifier à quel rythme dans ma montre la trotteuse trottait-elle. Il y avait de la lumière, mais impossible d’en trouver la source. J’entendais des bruits, des sons, des échos de bribes de conversations passées au ralenti et à l’envers à travers un coupe-frites. Mais le plus étrange, c’était la présence de ces fleurs. Malgré leur forme plus ou moins reconnaissable, même pour moi qui n’ai jamais eu la fibre botanique, leurs couleurs touchaient au fantasmagorique le plus pur. De fait les roses étaient plutôt violettes, les violettes tendaient vers le rouge carmin et les pissenlits se partageaient rageusement les tons bleus, de l’électrique au quasi-gris.

J’étais en train de sentir un gros bouquet de tulipes à l’odeur poivrée lorsque le chien, qui se trouvait à quelques mètres de moi, efficace compagnon de reniflage, se figea subitement. Une patte avant relevée, il scrutait en grognant le vide sombre qui nous entourait.

Ce genre de moment m’a toujours fait frémir. Les chiens sont sensés exister pour nous rendre la vie plus tranquille, mais quand ils se mettent à gronder, cela ne peut que signifier qu’un ennemi est là, quelque part, tapi dans l’ombre. Pire, tout le monde sait que ces braves bêtes peuvent voir les fantômes, ma hantise. Je maîtrisai tant bien que mal mon corps qui se mettait à trembloter comme une vieille gelée. J’avalai ma salive autant que je pus pour me donner une contenance. « Eba késsia tichien ? », demandai-je en canin sans avoir de réponse. « Bo ? Bo ? Aè tichien ! », continuai-je, rassuré par le ton débonnaire de ma propre voix.

Comme en réaction à mes paroles, l’animal bondit comme une flèche en aboyant vers les ombres glacées. Désormais seul et désemparé, je ne voyais plus vraiment l’intérêt de passer mon temps à humer des fragrances florales. Je me lançai donc à la poursuite du chien à travers ce mur d’ombre étrange et imperceptible qui entourait ce merveilleux jardin, et je fus instantanément englouti dans les ténèbres les plus profondes. Si profondes que même si un jour je fermais les yeux très fort et très longtemps, je ne serais jamais arrivé à me donner l’impression que je me trouvais dans des ténèbres aussi profondes que les profondes ténèbres dans lesquelles je me trouvais actuellement.
Aveugle mais pas sourd, je marchais presque à quatre pattes de peur de me casser la figure, me repérant hasardeusement avec les aboiements du chien. L’animal semblait tantôt distant, tantôt proche. Impossible d’en avoir le cœur net. Je criais comme un malentendant (sans l’être bien entendu) en gesticulant et la noble bête me répondait « bwaaababababah ! bwahbwahbwah ! ».

Sous mes paumes et mes genoux je sentais des touffes d’herbe et de petits parterres de fleurs qui, au toucher, devaient être exquis. Mes nouvelles chaussures adorées, d’humeur lunatique, étaient présentes ou non selon leur envie. Un instant je voulus me relever et je sentis la douceur de la verdure entre mes orteils, l’instant d’après le cuir synthétique déjà craquelé me protégeait, hardi.

Mon tâtonnement obscur dura environ cinq minutes terriennes, avec une marge d’erreur d’une minute ou deux. Après ce court laps de temps, j’entendis un bruit de verre qui se brise puis des cris à glacer le sang. Le mien était déjà si froid que je ne sentis presque rien. Ces hurlements étaient conçus dans la douleur par une voix familière, perdue depuis ce qui me semblait une éternité. Guidé dans la terreur par ces vociférations, je pus rapidement retrouver le chien et l’empêcher de tuer ma précieuse amie la bouteille que je croyais déjà morte depuis longtemps. Je sautai en avant alors que le chien tirait deux balles avec la désinvolture efficace du professionnel. Bouclier humain, je reçus les projectiles en pleine poitrine et m’effondrai sur le sol avec fracas. L’animal, confus et ayant vidé son chargeur, s’en alla ventre à terre. Il lui fallait du café et des cigarettes, du café et des cigarettes. Ca sentait l’embrouille tout ça, le patron n’allait pas aimer…

Ma tendre bouteille me tint dans ses bras de verre alors que je tremblais de A à Z. « Je… je crois que c’est la fin », balbutiai-je, agonisant. « Non… non ne parle pas. Garde tes forces, tu en auras besoin pour… guérir », répondit mon amie lisse et froide. « Oh serre moi, serre moi ! J’ai si peur… si peur… du noir ». Elle me serra et je la serrai, nous nous serrâmes et fûmes chacun serré. Nous pleurâmes, bûmes, crachâmes sur l’humanité ce qui semblait un dernier mollard ensanglanté. J’eus l’impression de voir plusieurs autres bouteilles, comme une famille venue me pleurer, pleurer l’un des leurs. Si seulement j’avais pu être une bouteille aussi… Mon cœur se remplit de plomb et mes poumons ralentirent peu à peu leur rythme. Mes organes phonateurs ne me permettaient plus de produire aucun son, si ce n’est le râle de l’agonie.

Enfin, je mourus…

Les cheveux de Balzac


C’est noël. Et à Noël on s’offre des cadeaux. Du moins c’est ce qu’on dit. Moi je fais toujours ce qu’on dit, alors je vais dans un magasin où l’on vend des choses inutiles pour trouver des cadeaux pour ma famille. Ce soir, on fête Noël en famille. Comme tous les ans c’est la famille proche avec les grands-parents qui restent, c'est-à-dire deux grands-pères et une grand-mère.

Je farfouille dans les rayons en essayant de ne pas prêter attention à la musique d’ascenseur qui emplit l’air, se joignant aux petits nuages de sueur qui s’échappent avec de petits « puff » des gens qui soufflent et se frottent les uns contre les autres dans la terrible et étouffante chaleur d’une boutique pendant une brillante journée d’été.

Je réfléchis un moment. Je passe en revue en pensée tous les membres de ma famille et je décide quel cadeau serait le plus convenable pour chacun. Je finis par me décider : pour mon frère, une petite lampe en forme de champignon, pour ma petite sœur, un ours en peluche avec un faux poignard en plastique, pour ma grande sœur, une boîte de préservatifs nervurés, pour ma mère, une boîte de faux vomi (il était marqué sur la boîte que même les experts en vomi s’y trompaient), pour mon père, un fusil de chasse, et pour tous mes grands-parents, des conserves de nourriture pour chat.

Ayant rempli mon panier, je me mets dans la file qui se prolonge jusque dans le fond du magasin. Bien sûr il y a quatre caisses mais une seule d’ouverte, comme si le but de ces gens idiots était de nous donner le plus possible l’envie de ne pas revenir leur donner nos sous… ou le plus possible la non-envie… enfin bref.

Pour patienter, je mets mon casque et écoute quelque musique. D’abord de la musique classique très violente, puis du black metal doux comme de l’ouate. Je varie ensuite sur une musique expérimentale qui a toujours su me hérisser les poils du dos : on eut dit les cris d’un fantôme qui meurt encore et encore et encore et chaque fois plus fort. J’écoute ces horreurs en regardant dans le vide, les doigts tremblants, mes affreux cadeaux à mes pieds. J’ai envie d’appuyer sur pause, voire sur stop, mais je n’en trouve pas la force. Les gens payent et partent, et moi j’avance pas à pas, comme un zombie qui n’attend qu’une balle dans le crâne pour rejoindre le paradis des zombies.

Les gens devant moi sont des petits vieux. Les petits vieux sont une espèce à part, surtout dans les magasins. Ils font l’effort d’aller toujours très lentement, de toujours perdre leur monnaie ou leur carte de banque, et surtout de toujours commencer de longues conversations avec les caissières. Ici, la caissière était en forme d’homme et sentait l’after-shave. J’ai toujours haï cette odeur, mais cela vient probablement de ma frustration d’être glabre et de ne jamais avoir pu me faire pousser la barbe, et donc de ne jamais avoir eu besoin de cette lotion particulière. Le caissier donc, ne semblait pas vraiment ennuyé par les histoires des petits vieux. Il écoutait poliment… non, plus que poliment. Il écoutait avec intérêt, comme s’il s’agissait à chaque fois de sa propre grand-mère lui parlant de la guerre de Napoléon qu’elle a vécu, parce qu’elle l’a vécu.

Heureusement, j’avais encore des musiques glauques et suintantes pour patienter. J’avais aussi un peu peur que la chaleur ne fasse fermenter la pâtée pour chat mais je me consolai en me disant que si la boîte explosait à un moment, ça serait plutôt amusant. Il se passa trois longues heures avant qu’enfin je puisse payer mes achats, non sans subir les regards intrigués du caissier, qui se demandait probablement pourquoi j’achetais un fusil de chasse alors que la saison de la chasse venait de finir. Mes commissions devaient aussi paraître un peu hétéroclites ; je ne lui permis pas de me poser de question, je répondis trop vite pour lui : « votre magasin vend des articles variés, voila pourquoi ». Et il me laissa tranquille.

Je paye, lui serre la main. Il veut me donner son numéro mais je refuse, d’abord il a un drôle d’air et les yeux trop rapprochés, mais surtout je n’ai plus de place dans mon carnet vert pour un nouveau numéro. Il accepte ces bonnes excuses, semblant tout de même attendre quelque chose. Je conviens que le bonhomme doit être bien malheureux, à travailler ainsi le jour de Noël, et suivant la coutume que j’avais vu naître aujourd’hui, je lui raconte une histoire :

« Ce matin », dis-je, « je me suis levé comme d’habitude, et je me suis cogné le petit orteil contre ma bibliothèque. Ma bibliothèque est juste à côté de la porte d’entrée, je précise. J’ai juré, je suis tombé par terre, j’ai marché sur les murs (au sens figuré) jusqu’à ce que la douleur s’estompe. Mais elle ne s’estompait pas. Alors que j’attendais un estompage de douleur, la douleur ne s’estompa pas, elle fit le contraire, elle grandit.

J’avais de plus en plus mal sans comprendre pourquoi. Je retirai alors ma chaussette avec crainte de peur d’avoir la frousse en découvrant l’effrayante vérité, et je dois bien dire que je n’avais pas tort. J’ai été très surpris lorsque j’ai vu que mon petit orteil n’était ni cassé ni bleu, mais bien détaché et s’habillant, semblait-il, pour aller au bal. Il portait un petit chapeau haut de forme et un queue-de-pie tout à fait seyant, ainsi qu’une petite canne très élégante au côté.

Il se retourna et dit d’un air badin : « eh bien, ne suis-je pas bien apprêté ? ». Force me fut de reconnaître que c’était le cas. J’applaudis des deux mains à son accoutrement et il fut si flatté qu’il fit quelques petits pas de danse : « et je danse ! » disait-il, « et je danse danse danse ! ».

J’avais vraiment oublié qu’il s’agissait là de mon petit orteil. Je dansai avec lui, il était si plein de joie de vivre ! Vous l’auriez vu que vous n’auriez pas su quoi faire non plus. Bientôt, il fut fin prêt, et il faut bien avouer que depuis la naissance de l’homme l’on ne vit pas d’orteil mieux habillé. Je le conduisis à sa soirée, non sans le charrier comme il est d’usage lorsqu’on rend service à un bon ami anxieux de voir si sa toilette fera son effet. Il partit en me disant au revoir, et je m’imaginais à sa place en rentrant à la maison. Sans m’en apercevoir, j’avais passé toute la journée avec lui, et le soir était tombé. Je suis allé me coucher, non sans tomber quelques fois car, sans petit orteil, c’est fou comme on perd l’équilibre ! Je me suis endormi en pensant à lui et je lui souhaitai tout le bonheur du monde. Pendant la nuit j’ai rêvé que des cohortes de femmes nues se battaient pour pouvoir jouir de mon corps, et je me suis réveillé.

Eh bien croyez moi ou non, mais le matin suivant mon petit orteil était de nouveau à sa place ! Eh oui ! Et il ne parlait plus ! Eh non ! ».

Je finis de l’épater en enlevant ma chaussure, ma chaussette, et en lui montrant mon petit orteil droit. Il parut émerveillé, comme un enfant qui voit un hobbit pour de vrai pendant une ballade dans la forêt. Satisfait de mon histoire, mais surtout satisfait d’avoir pu satisfaire, je suis parti en entendant soupirer le caissier. Il commence à biper les articles de la petite vieille qui était derrière moi alors que moi j’ouvre la porte de sortie. L’air du dehors pénètre à l’intérieur comme une bouffée de fraîcheur. Je reste ainsi un moment, les ailes déployées, les cheveux au vent et l’esprit dans les cieux, je profite de l’instant puis je pars pour de bon.

La route ne fut pas longue pour rentrer à la maison, pas longue mais tout de même monotone. C’était toujours la même. D’abord la pompe à essence sur la droite, puis trois arbres et encore trois arbres puis encore trois arbres (et non, pas neuf arbres). Après cela il y avait le cinéma, deux bars, trois barres et une lampe, une prairie, un cimetière, une vieille ruine dans laquelle il m’était arrivé d’aller dormir, et un chat. Toujours le même chat, au même endroit qui se lèche la même patte pour se laver le même côté de la tête. Et il se la lèche toujours avec la même langue. Mais pourquoi enfin personne ne change ce paysage ? Pourquoi ai-je l’impression d’être le seul à me rendre compte que quelque chose ne va pas ? Et pourquoi mais pourquoi personne ne déplace ce chat ? Ces questions restèrent sans réponse ; ou plutôt je décidai de leur répondre en leur disant que je n’en savais rien. J’accélère encore et encore alors que le chemin devient de plus en plus étroit et dangereux. Les montagnes à ma droite paraissent me saluer… comme à chaque fois ! Marre de vos saluts ! Allez vous faire voir les montagnes ! J’arrive furibond chez moi. De nombreux véhicules sont garés devant le bâtiment, toute la famille doit déjà être là.

Je regarde ma montre : neuf heures moins quart. Déjà neuf heures moins quart ! Je cours à l’intérieur juste à temps pour voir mon grand-père s’étaler de tout son long sur le tapis. Mon père rigole et m’accueille comme si j’étais son fils (alors que tout le monde sait que c’est faux). On ne me laisse pas vraiment le temps de respirer, je passe par la bise généralisée. Les joues fermes et douces suivent les joues flasques et piquantes, enfin il ne me reste que ma mère à embrasser, ce que je fais malgré mes douloureuses crampes. Je lance ma veste sur une chaise, mon sac sur une autre, puis mon père me demande d’aller chercher une bouteille à la cave. Je m’exécute et descend péniblement l’escalier sombre et humide qui mène au sous-sol.

En allumant la lumière, je constate que je ne suis pas seul. Une très belle jeune fille gît au sol près de moi. Ses vêtements sont déchirés et laissent apparaître une poitrine à la taille plus qu’acceptable. Je laisse malgré moi échapper une légère érection en fixant la beauté qui semble profondément endormie. La voix de mon père résonne derrière moi : « allons veux-tu bien te dépêcher ? ». Je lui demande, animé par la curiosité, pourquoi cette délicieuse femme est endormie chez nous et surtout pourquoi ici. Il me répond : « c’est pour grand-père ». Ces mots prononcés avec tant de calme me font réfléchir à la valeur de mes propres cadeaux. Si grand-père reçoit une vierge en cadeau, peut-être qu’il ne trouvera pas ma nourriture pour chat bien à son goût ! Je demande à mon père pourquoi on donne une fille en cadeau et pas plutôt un jeu de société, il rit de bon cœur et me dit : « allons fais pas ton naïf, tu sais bien que grand-père est un vampire ; cette fille c’est un peu sa bouteille, tu vois ? ». Bien sûr ! Je me dis que je devais vraiment être étourdi pour avoir oublié. Je pris deux bouteilles de vin et remontai les escaliers en entendant mon paternel s’occuper de la boisson de son propre père d’une main experte.

Une fois en haut, je décidai d’aller parler un peu avec chaque membre de ma famille jusqu’à ce que le dîner soit prêt. J’eus à peine le temps d’insulter ma grande sœur que l’annonce du repas fut faite. Je m’assis entre deux vieux et devant un moins vieux et nous mangeâmes de bon appétit. « C’est bon dis qu’est-ce que c’est dis ? » demandai-je à ma mère. « Du rôti de merde », répondit-elle en souriant, « c’est fait à partir de plantes ». « Eh ben c’est délicieux ! », ajoutai-je. Les assiettes furent vidées, reremplies, vidées à nouveau, on but, on rit, bref une fête de famille normale.

Lorsque la table fut débarrassée, on s’offrit les cadeaux. Mes grands-parents furent très contents des leurs, ma grande sœur me traita de gros connard et d’homme-pute, ma petite sœur et mon frère je ne sais pas trop, ils m’ont dit merci mais sans plus. Ma mère et mon père furent quant à eux très satisfaits. « Belle bête ! », déclara le père en découvrant son fusil de chasse, « j’ai hâte de l’essayer ! ». Et sans attendre, il chargea l’arme et tira avec maîtrise une balle dans le front de sa mère, liquidant l’invité qui aurait été de trop si nous avions été treize, ce qui n’était pas le cas.

Tout le monde applaudit la précision de mon père et moi le premier. Enfin ce fut à mon tour de recevoir des cadeaux. La plupart des paquets contenaient du cérumen mais un dernier plus lourd et plus épais semblait prometteur. Je l’ouvris et découvris une sorte de collier fait des très grosses perles. Ma mère m’aida à le mettre et, intrigué, je demandai de quoi il s’agissait. « C’est un collier explosif mon grand », dit ma mère, « si tu sors de la maison, ta cervelle ira repeindre la porte du garage ». Elle avait un sourire si épanoui, ça me faisait du bien de la voir comme ça. Je lui souris et lui dis merci. Mais j’avais toujours un peu de mal à croire qu’il s’agissait vraiment d’un tel collier. Mon père m’en fit pourtant la preuve en ajustant un modèle plus petit au chat qu’il attrapa ensuite par la queue pour le jeter dehors où l’animal alla éclater dans de grosses gerbes de flammes. Incroyable ! J’étais désormais assigné à résidence, qui plus est j’étais l’esclave de mes parents car ils pouvaient faire sauter mon collier à tout moment grâce à une petite télécommande. Je les serrai dans mes bras puis aidai à jeter le corps de grand-mère dehors, pas trop loin pour éviter tout accident explosif. Nous nous délectâmes ensuite d’un petit digestif avant d’aller dormir. Cette nuit là, je rêvai que des milliers de femmes aux corps parfaits dansaient autour de moi tandis qu’une grande prêtresse aux courbes affolantes me plantait un poignard dans le cœur.

Le lendemain, je fis bien attention de ne pas me taper le petit orteil contre ma bibliothèque. J’avais l’impression que toute la journée d’hier, je l’avais rêvée. Pourtant tout paraissait si réel. Je me suis brossé les dents trois fois, j’ai mis ma veste (celle qui est noire) et je suis sorti pour aller à l’école. C’est à ce moment que sans en avoir vraiment conscience, j’ai repeint la porte du garage avec ma cervelle.