jeudi 9 février 2012

Tétralogie rhumatismale


Juste à la fin de la machine à remonter le temps, mes yeux se sont perdus en avant, vers deux gamines qui parlaient ragots.

Leur voix était nasillarde et l’une d’entre elle tenait par le bras son robot de mari, son abruti de robot qui affichait toujours le même air à la fois vide et satisfait. Il profitait de la simple sensation de se trouver en contact physique avec ce petit morceau de femme en devenir.

Je posai mon livre, alors que les pages les plus époustouflantes étaient de toutes façons passées, et entrepris de discrètement les observer. Car après tout, ce zoo qu’est l’humanité n’est-il pas une source d’inspiration infinie ?

Je pris donc l’air de celui qui rêvasse à la fenêtre tout en regardant du coin de l’œil le couple étrange et l’interlocutrice de la femme au robot.

Ils parlaient et parlaient encore. Ils n’arrêtaient pas de causer, de blablater, parfois ils gueulaient un peu, reviraient vers un brouhaha lancinant, et parlaient encore. La conversation s’orienta vers des sujets de plus en plus vides à mesure que le temps passait.

Le ridicule de l’homme m’était de plus en plus évident et la femme était plus énervante à chaque seconde que je passais à les fixer.

Leur parlotte s’éteignit bientôt et ne subsista que quelques mots entremêlés avant que ce silence bien connu, si gênant et énorme, ne tombe.

C’était exactement le même silence qu’essayaient d’éviter ces deux présentateurs de radio ce matin après avoir annoncé la mort de Tony Curtis.

Voir ça était particulièrement horrible, et l’entendre, ce rien du tout, ce néant, était plus pénible que tout le reste. Alors je me suis endormi par dépit sans rien écrire et rêvai d’animaux insectes, et réciproquement, ils rêvèrent de moi.

Lorsque je me fus éveillé, j’étais au volant du bus et les petits baffles de l’habitacle me hurlaient du garage-rock à plein volume. Chaque note était comme une goutte de sirop.

En regardant dans le rétroviseur, je vis le bonhomme enrhumé et endormi que j’avais été juste avant. J’acceptai ma nouvelle existence et conduisis le bus comme un maître jusqu’au terminus avant de rentrer chez moi.

Ma femme, que je n’avais jamais vue, me salua froidement. Il semblait que je fus atterri dans une sale vie, et j’étais loin du compte. Ce personnage que j’étais à présent devait être un beau salaud avant que je n’en prenne possession. Mes enfants m’évitaient, nous ne mangions jamais tous ensemble, et les rares fois où on m’adressait la parole, c’était pour me demander de l’argent, ce que j’acceptais avec calme en attendant de découvrir quel horrible humain j’avais pu être par le passé.

Un soir, je demandai à ma femme de me dire les raisons de tout ceci parce que je n’y comprenais rien. Elle a ouvert de grands yeux, croyant que je me moquais d’elle. Elle s’est mise à pleurer, secouée par de violent sanglots, tout en me traitant de monstre, avant de partir dormir. Je restai seul dans la salle à manger avec un dîner froid.

Je ferme les yeux et soudain ces rêveries me semblent trop pessimistes. Je quitte le froid et l’horreur dormante de cet endroit pour me retrouver dans un petit jardin dans le sud de la France. L’air est empli de délicieuses odeurs. Je volette de fleur en fleur pour me nourrir de leur nectar puis je me pose sur un arbre, juste le temps d’apprécier la solidité de son écorce avant de repartir.

Je monte haut, très haut. Je sens tout autour de moi la nature toute entière se couper en quatre pour me rendre la vie merveilleuse.

Mais alors que ma poitrine se vide de toute pression, soudainement je me sens l’envie d’éternuer. Le froid enveloppe mon corps et mes yeux insectoïdes se mettent à pleurer. Au loin, j’entends une mélodie discordante. Chaque seconde dans cette existence devient un torrent de sensations.

C’est trop, beaucoup trop. Il faut que j’arrête absolument.

Alors je quitte le sud de la France et reviens dans la peau du chauffeur de bus. Ivre mort sur le trottoir et les yeux rouges et gonflés. Je le quitte à nouveau et me réveille dans ma chambre en tailleur, le front plein de sueur, dans la vie de ce type enrhumé qui jugeait les gens dans les transports en commun, ma vraie vie, au départ.

J’éternue si fort que j’en tombe de mon lit, propulsant un puissant geyser de mucus sur le mur.

Encore une nouvelle œuvre que les amateurs s’arracheront.

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