jeudi 9 février 2012

Le sursaut vivant

C'était un ou une après-midi très agréable. Bien que le sol fut couvert de neige glaciale, et que dehors le gel tuait froidement toute trace de chaleur, à l'intérieur il faisait bon. Je m'étais préparé un petit thé, peu importe sa couleur, et je m'étais mis à le boire en frétillant comme un poisson qui jouit.

Une rare motivation était sur le point de faire son séjour hivernal dans mon crâne. Elle arriva toute penaude, trempée jusqu'aux os, les jambes flageolantes. Un vrai petit chat mouillé, une petite taupe perdue à la surface, un aveugle sans canne. Moi qui ai toujours eu tant d'empathie, je fus pris d'une pitié quasiment intraveineuse, immédiate. Je l'accueillis, lui donnai des vêtements propres, elle était bien gentille, bien polie, sage comme une image. Elle souriait, ah comme elle souriait, j'aurais pu en tomber amoureux, si j'en avais encore été capable. Je ne l'étais plus. La drogue était désormais ma seule fiancée. Rêche et sèche par moments, mais tellement délicieuse.

J'avais oublié mon thé, qui refroidissait. Il imitait Sonic le hérisson et tapait du pied en disant cette phrase si énervante : "J'ai failli attendre". Merci pour tout, Sonic. Je bus donc mon thé, mais il était déjà tiède. Lukewarm comme on dit en anglais, à la température de Luke donc. Je slurpais en me demandant de quel Luke il pouvait bien s'agir.

Quand je revins voir ma motivation rescapée, je la trouvai endormie, ronronnant paisiblement dans le fauteuil. Le plaid que je lui avais prêté pour lui tenir chaud était légèrement tombé. Je le rajustai, éteignis les lumières, et allai me coucher. J'eus le temps d'entrer en phase R.E.M, après cela, la motivation se glissa dans mes draps et s'introduisit dans mon cerveau en gloussant comme une vierge faussement effarouchée. D'un seul coup je sentis mon sang bouillir. L'envie d'envoyer balader la réalité, puissante, écrasa tous mes autres désirs avant d'inviter son ami, le vœu de construire. Je me souvins alors d'une nouvelle que j'avais écrite il y a quelques mois, alors que ma vie était la plus parfaite possible, que des oiseaux chantaient à tue-tête partout dans mon existence pour me rappeler ma chance. Je m'en rappelle avec une nostalgie qui m'envoie des traits de glace dans le cœur.

Mais cette nouvelle, je ne l'avais jamais corrigée, ni même relue. C'était toujours comme ça. J'écrivais un petit quelque chose, puis je reposais la feuille de papier, le bic, je rangeais tout, et j'oubliais tout. Ce n'est que bien plus tard que j'osais jeter à nouveau un œil à mes œuvres. Si tant est qu'on puisse parler d’œuvres.

Celle-ci était écrite dans un carnet vert, un petit cahier disons, plus grand qu'un carnet, mais moins qu'un vrai cahier. J'allai donc passer un pantalon, un t-shirt un peu moche, et je me mis à chercher ledit petit cahier. Je le trouvai sans aucune difficulté, ce qui voulait dire que le jour où j'avais rangé cet objet, j'avais eu un soubresaut d'ordre. En mon for intérieur, je me suis dit que c'était peut-être un mauvais signe... mais je ne m'en rendis pas tout à fait compte.

Je commençai donc la relecture et la correction de ma petite chérie avec un frisson de joie. Mais alors que mes yeux parcouraient la page à toute vitesse et que j'avais le sourire aux lèvres, j'eus un nouveau frisson. Un frisson de terreur cette fois. Je m'y repris à deux fois, je lus la première partie de la nouvelle encore et encore. C'était... c'était horrible, affreux, ridicule, minable, fécal, immonde, atroce, innommable, infâme, puéril, immangeable, irracontable, désuet, laid et moisi, moisi, tellement moisi. Et niais, surtout, vraiment niais.

Je n'arrivais pas à y croire, j'étais vraiment la personne qui avait écrit ces lignes avec tant de bonheur, d'inspiration et de magie ? Tant de fierté ? Je pensais vraiment à l'époque que ce serait l'un de mes chefs-d’œuvre, et pourtant, quel étron ne se retrouvait-il pas pondu là, reposant entre mes mains tremblantes ? Les mots étaient mal choisis, les tournures lourdes, les jeux de mots minables, les personnages creux et repoussant. Et tout était tellement long, tellement mal fait, tellement illisible.

Au fur et à mesure de ma lecture, que je faisais quand même dans l'espoir de me sauver moi-même, j'étais de plus en plus dégoûté par mon propre art. Bientôt, l'étonnement fit place à la colère, puis à la tristesse, et enfin à la nausée. Je vomis longuement sur les pages blanches, tout ce que j'avais pu ingurgiter depuis trois jours y passa. Un vomi puant, et inflammable. Je décidai de brûler l'irrécupérable torchon et de ne plus jamais y penser.

Tandis que les flammes de l'Enfer réclamaient leur dû, la motivation était partie. L'envie de créer aussi, le bonheur s'était fait la malle. J'avais créé un monstre. Il avait brûlé... non, il était en moi, toujours. Je regardai mes mains avec effroi. Ces choses pouvaient si facilement détruire, ou créer le destructeur ! Je voulus les fuir mais elles me suivirent en me narguant, avec leurs doigts noueux, mal équarris, leurs ongles trop longs, jaunes, sales. Je pleurai de grosses larmes, comment faire ? Je n'allais tout de même pas me couper les mains !

Comme alternative, je décidai d'arrêter d'écrire. Pour toujours. Hors de question que ça se reproduise. Je mis donc tout mon papier, tous mes ustensiles d'écriture dans un sac poubelle que je fermai avant de le jeter dehors comme s'il eut été rempli de puces.

Deux ans passèrent sans que je n'écrive rien. Pas même une signature, ni un mail, ni rien, rien du tout. J'avais maigri, j'étais presque filiforme par manque de sommeil et de nourriture. L'envie même de me sustenter m'avait quitté. Mais au moins je n'avais plus craché d'immondices avec mes mains. Dans le fond, j'étais heureux, aussi heureux qu'on peut l'être sans but, sans force, sans rien.

Les jours passaient, et passaient. Et rien ne se passait. Jusqu'à cette étrange nuit de novembre. Il pleuvait et je n'arrivais pas à dormir. C'était devenu une habitude. Alors je déambulais dans ma maison vaguement éclairée par quelques ampoules économiques. Le plancher craque. Ça sent la cendre de cigarette. Je me sens faiblir, mes jambes tremblent, je sue des gouttes froides. Pendant deux secondes, ou peut-être quelques minutes, je perds conscience. Quand je reviens à moi, je suis assis à la table. Un stylo à la main, et une feuille de papier immaculée posée devant moi. Je veux hurler de peur mais à la place je ressens comme une main m'assénant une violente claque sur la joue. Je veux me relever mais une force irrésistible me force à rester assis.

Alors je reste là, à contempler cette feuille. Elle m'appelle, j'entends sa voix. Mais je ne réponds pas. J'ai appris à ne pas céder à ses charmes il y a longtemps. Et je sens mes yeux qui brûlent, ma bouche sèche, mes doigts qui pianotent dans le vide. Je sens le vide en moi s'agrandir, devenir un tourbillon immense avalant tout ce qu'il me reste. Mes souvenirs me paraissent fades, mes idées sont grises, et la page est blanche. Les larmes coulent en deux petits torrents, et j'agrippe le stylo. Au fond, je n'ai plus rien à perdre, et si je crée un nouveau monstre, celui-là me dévorera, et je serai tranquille. Enfin.

Je n'ai pas besoin de chercher vraiment, je pose mon stylo sur le papier et c'est comme si ma main bougeait de sa propre volonté. Les mots s'enchaînent, jouent ensemble, génèrent d'autres mots, plus grands, parfois plus petits, parfois de taille égale. Les phrases communiquent entre-elles, se voient, s'entendent, surveillent les mots, bienveillantes. L'eau salée se mêle à l'encre, traces clair-foncé sur le papier griffonné. Ma main a des ailes. Mon cerveau se mouche d'émotion. Tout se passe tellement vite. Une heure passe, deux, puis trois. La page n'en finit pas de se remplir, et je ne m'arrête pas d'écrire. Je ne vois plus rien pourtant, je ne sais même plus à quoi ressemble les lettres que je trace, si c'est bien moi.

Le soleil se lève le coq chante, son cri perce mes oreilles casse le sortilège, je m'effondre en bavant je roule par terre comme un pantin désarticulé, je n'entends plus que des acouphènes, géants de i et de u qui viennent chanter leur petite chanson, pour moi tout seul. Et pour la première fois depuis longtemps, je crois bien dormir un peu, vraiment.

A mon réveil j'ai mal au dos. J'ai aussi mal aux reins, et aux mains, et aux pieds, et à la tête, surtout. Je me relève, cassé en deux. Je m'accroche à la chaise et j'arrive à me hisser dessus par un effort surhumain. La page est là, ou plutôt les pages, il y en a tellement. La table en est recouverte, au point qu'on ne les distingue presque plus. Je farfouille, j'essaye de trouver le début. C'est une tâche complexe, rien n'est clair, il n'y a pas de paragraphes, de titres, aucune indication. Mais pour chercher je dois un peu lire par-ci par-là. Et je sens mon cœur se gonfler jusqu'à en éclater. Deux microsecondes plus tard, je trouve la première page, et je crois bien être pulvérisé.

C'est beau.

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