dimanche 12 février 2012

L'abat-jour de ma vie.

Le jour où j’ai commencé à travailler dans cette boîte, je ne savais pas trop à quoi m’attendre. Le logo ne disait rien, la devanture non plus, le type qui m’avait engagé n’avait semblé capable que de grogner ou de murmurer, quant aux autres employés, n’en parlons même pas.

Et voilà qu’on me file un balai et que je dois enlever toute trace de poussière de tous les couloirs. Un chef me fixe pendant que j’exécute ma besogne, et des robots sophistiqués viennent régulièrement mesurer le taux de poussière pour être sûr que je fais mon boulot correctement.

Après huit heures passées uniquement à balayer, mes bras me font mal, ma tête et ma dignité aussi. Mon chef décrète qu’on peut maintenant manger par terre, et il joint le geste à la parole en sortant sa petite boîte à repas et en mangeant son contenu de bon appétit à même le sol.

Je suis rentré chez moi éreinté et j’ai dormi jusqu’au lendemain, qui ne fut pas plus réjouissant.
Un homme en blouse blanche me demande de le suivre. Je n’ai jamais pu faire confiance à des mecs avec des lunettes. Quelques minutes plus tard, voilà que je me retrouve à évider des crapauds morts pour faire de la nourriture pour chats. Un tapis roulant amène les carcasses à vider et moi et quelques autres, habillés comme des infirmiers pendant une opération, nous prenons, tranchons, arrachons et reposons les bestioles sur le tapis qui les emmène vers un grand broyeur ou un genre de compacteur. Peu importe.

Après douze heures passées uniquement à tripoter des tripes et à bidouiller dans le bide de petits animaux morts, j’étais plus que fatigué, ce mot n’avait même plus de sens. Je suis rentré chez moi sans appétit, je me suis couché, regonflant mon oreiller d’un geste mécanique, dépourvu de passion, comme celui que j’avais exécuté toute la journée. L’odeur en moins.

Le troisième jour, il pleut. L'orage commence évidemment juste après que j'aie quitté ma maison, j'arrive donc trempé au travail. Une dame très jolie mais au visage autoritaire me dit que toute cette pluie m’empêche de passer le balai. Je ne comprends pas pourquoi mais je prie intérieurement toutes les divinités pour ne pas être relégué aux grenouilles. Elle consulte un carnet avec ses yeux de biche et me donne un numéro de couloir, un numéro de porte et un numéro de sous-employé-demi-chef à qui je dois m’adresser.

Par chance, ces numéros ne correspondaient pas au tapis roulant morbide. J'entre dans la pièce en question, et une odeur plâtreuse me prend au nez. Je trouve l’employé à qui je suis supposé m’adresser, et sans rien dire il m’explique en détail mon rôle : je dois empiler des dalles de béton, puis les transporter à la main de l’autre côté de la pièce, puis les compter, noter dans un carnet combien j’en ai déposées et répéter l’opération autant de fois que possible, j’ai droit à une pause clope toutes les heures. Mais je ne fume pas. Je le lui précise, et lui me fait comprendre sans rien dire que je n'aurais pas de pause finalement.
Je me mets donc au travail, mettant un point d'honneur à détruire mon dos le plus possible avec une attention soutenue pour bien faire craquer chaque vertèbre et distendre chaque tendon.

Après quatorze heures passées uniquement à transporter des dalles de béton, j’en avais plus que marre. Je suis rentré chez moi à moitié mort et à moitié furieux, bien décidé à ce que le lendemain soit la dernière journée que je passerais dans cet infernal endroit.

Le lendemain, il fait beau, un petit oiseau vient me réveiller en piaillant à la fenêtre. Je me sens détendu, quoi que courbaturé. Je m'habille et je vais au travail. En arrivant, j'aperçois des banderoles colorées accrochées partout. Sur certaines on peut lire « fête des employés » et sur d’autres des mots anglais en rapport avec des festivités placés les uns derrière les autres sans donner un sens général particulièrement profond.

Je demande où je dois me rendre au premier employé que je trouve, et il me tape sur l’épaule en riant, me traitant de débile en me disant qu’aujourd’hui, personne ne travaille, car c’est la fête des employés. Alors d’autres de mes confrères et consoeurs sont arrivent en chahutant et me servent à boire tout en me passant quelques amuse-gueules franchement délicieux.

Nous buvons beaucoup. Le patron lui-même est présent et serre des mains à tout va. Je ressens malgré moi une subtile déférence envers cet individu cravaté. Nous mangeons énormément de petits cubes de fromages et des quantités mirobolantes d’œufs à la cressonnette en chantant des tubes des années quatre-vingt. Tout le monde est content, tout le monde rit, tout va bien, nous sommes tous ensemble, tous égaux !

Le soir, je rentre chez moi apaisé, souriant et un peu saoul. Je me jette dans mon lit et rêve de bonheur, d'alcool et de rires, et plus encore si possible.

Le lendemain, après quelques insultes tacites, on me réassigne aux grenouilles.

Et merde.

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