mercredi 22 février 2012

Seul dans du Bois


Il est seul, il n’a pas décidé lui-même d’habiter là. La maison lui est tombée dessus par surprise, comme une pomme de pin tombe sur un promeneur sans crier gare. La maison, tout comme la pomme de pin, ne savait pas crier gare.

Comme il n’y avait personne dedans, il s’y était installé. De toutes façons rien ne pouvait être pire que l’endroit d’où il venait. Au moins, dans la maison, il faisait un peu moins froid.

Il y vit en solitaire depuis plus de dix ans maintenant. Il pense la connaître mieux et plus intensément que n’importe lequel de ses amis. Il sait quel âge elle a exactement (c’est marqué sous la boîte aux lettres), combien de fenêtres elle a (elle en a douze), combien de portes (dix), combien de pièces (ça dépend ce qu’on entend par pièce), de meubles (trente-cinq), de poignées (autant que de portes et de fenêtres), d’attache-trombones perdus entre deux tiroirs (cent cinquante sept). Il sait ce qu’elle pense, et comme elle pense bien, il se sent bien aussi. L’ancien tourbillon sauvage de sa vie avait désormais fait place à un petit ruisseau tranquille autour duquel de beaux arbres poussent, servant d’abri aux créatures des bois tandis qu’au loin le soleil se couche paresseusement.

Est-il fou ? La question ne se pose pas. Qui est fou, qui ne l’est pas ? Il n’y a pas d’autorité pour en juger, du moins pas d’autorité légitime. Oui il aime sa maison comme on aime une jolie femme ; oui il lui arrive de lui parler, mais ce sont toujours des mots doux ; bien sûr il arrive que la maison réponde, mais c’est toujours avec cette tendresse maternelle de celle qui protège et qui a toujours su garder des bases solides pour sa vie. Mais par chez nous on sait bien qu’un homme qui oublie sa tête en sortant de chez lui a beaucoup plus de choses à dire que celui qui l’a bien en place sur les épaules.

La maison est une beauté à quatre étages, tous plus merveilleusement agencés les uns que les autres. Au rez-de-chaussée, lorsqu’on passe la porte d’entrée, se trouve à droite sur le mur une plaque métallique aimantée, gadget épatant qui avait dû, il y a longtemps, permettre au propriétaire des lieux de ne plus jamais perdre ses clés. Maintenant elle servait surtout à résoudre des questions du quotidien, comme savoir si le bois peut être magnétisé. La réponse est non, malheur.

Une porte blanche sur la gauche menait au salon, avec ses deux fauteuils poussiéreux, dont l’un l’était bien moins que l’autre, car il lui arrivait parfois d’accueillir un lecteur fatigué, un rêveur passionné, un soupireur qui se croit damné, ou simplement un importun dont le confort est requis par la décence et l’hospitalité. Il y a aussi au salon une télévision à tube cathodique qui ne marche plus depuis des lustres. Pourtant, lorsqu’on y perd son regard, on finit toujours par voir quelque chose. Ca peut devenir effrayant, parfois de simples petites lumières apparaissent et s’agitent, parfois un visage sinistre se dévoile et sourit de ses dents pointues ; et comme avec les machines du même nom qui fonctionnent, on finit aussi toujours par s’endormir devant.

Entre la télévision et les fauteuils, il y a toute une série de petits meubles de rangement, un demi tiroir cassé gît par terre, exténué, vivant ses derniers longs instants d’objet usuel ; une grande boîte remplie de cubes en bois devait probablement avoir été utilisée encore et encore par des enfants vite satisfaits ; une table basse était piquetée de cendriers de formes diverses (un rond, un carré, un triangulaire, deux plats, un creux, un indescriptible…) que plus personne jamais n’utilisait. En effet, il était interdit de fumer dans la maison ; cette interdiction avait été proclamée après que, lui-même fumant, il eût entendu son amie architecturale tousser de cette toux caverneuse et sinistre qui annonce la mort. Pris de peur, il avait éteint sa cigarette, répandu ses sueurs froides dessus pour que plus jamais elle ne s’allume, puis avait chassé tous ses invités en hurlant comme un fou dangereux. La maison s’en souvient bien, et lui aussi. C’était terrible à ce moment, mais maintenant ils se racontent cette histoire comme un conte pour enfants et en rient comme d’une blague.

A côté du salon, ou du moins pas très loin, il y avait la cuisine : un frigo éteint, une table et trois chaises, un évier et une cuisinière électrique qui semblait toujours marcher, étaient tout ce que la pièce contenait. La cuisinière servait au maître de maison pour faire de nombreux plats qui avaient tous en commun d’être gras et épicés : spaghettis avec sauce pimentée, gratin dauphinois au curry, fondue savoyarde noyée dans le poivre noir… Dans la jungle qu’était devenu l’extérieur, le froid régnait en maître, sillonnant les rues, les boulevards, s’emparant des petites habitations mal ou trop isolées, gelait tout sur son passage en ne laissant derrière lui qu’un rire glacial et un brouillard sinistre. Celui qui habitait dans la maison s’était bien vite rendu compte qu’aucun feu ni radiateur ne pourrait jamais chauffer ces quatre étages, il avait donc résolu de faire comme les ours, et de se composer une couche de graisse à la diable pour l’hiver comme pour l’été, qui n’était pas beaucoup plus chaud d’ailleurs. La cuisine, malgré son plancher bancal et moisi, était la pièce la plus propre de la maison.

Lorsqu’on revient en arrière, qu’on repasse par le salon et qu’on se retrouve dans le hall d’entrée, on peut voir à sa gauche un escalier qui mène au premier étage, et juste à sa droite, une petite porte derrière laquelle se trouve la penderie, qui sert d’ailleurs aussi de débarras. Rempli de vestes, de chapeaux, de chaussettes d’hiver, d’écharpes, de manteaux et de nombreux autres vêtements, c’est l’endroit le plus confortable et le plus chaud de toute la maison. Lorsque l’on veut être tranquille, ne plus rien entendre ni sentir, lorsqu’on veut se couper du monde pour se recueillir un moment, c’est dans la penderie qu’il faut aller. Quand on s’y enferme, chaque partie du corps est soutenue par un habit quelconque, par les murs ou par la porte, on ne doit plus fournir d’effort pour rien. Il règne dans la penderie une clarté orangeâtre qui met les yeux à l’aise, un silence qui masse les épaules des oreilles, une douceur qui fait tout oublier. Mais dans la penderie, il n’y a pas non plus beaucoup d’espace, et donc pas beaucoup d’air, alors on finit par sortir revigoré, relaxé, prêt à tout recevoir avec le sourire, que ce soit un invité surprise ou une chauve-souris dans l’œil.

En sortant de la penderie, on se dirige tout naturellement vers l’escalier. L’envie de s’élever prend le pas sur celle de garder les pieds sur terre. La maison vous invite vers les hauteurs, vous n’y tenez plus. Au premier étage, il n’y a qu’une immense pièce vide et froide éclairée par quatre large fenêtres qui font pénétrer la lumière solaire partout, et dont les murs sont couverts de petites phrases et maximes philosophiques, de poèmes étranges écrits par celui qui habite la maison. Il passe ici le plus clair de son temps. La maison lui offre ses larges murs blancs pour qu’il y travaille son art silencieux et visible de lui seul, car ses invités (quand il y en a), n’ont pas le droit de s’arrêter au premier étage. Sans être Barbe Bleue, il convie gentiment les gens à monter directement au second, ou à retourner en bas pour éventuellement aller se ressourcer dans la penderie ou fixer l’écran de la télé. Jusqu’à maintenant, tout le monde a toujours suivi ses directives. Il n’y a jamais eu de violence dans la maison, fût-elle verbale, depuis qu’il y a élu domicile. Et c’est bien mieux comme ça.

Lorsqu’il écrit, il exprime ce flot étrange qui coule dans son cœur et dans sa tête, il le touche, se laisse emporter quelques minutes, profite d’un petit îlot tranquille pour se reposer… les lettres qui s’alignent sur le mur n’ont de sens que pour lui. Elles sont pure émanation de son imagination. Parfois elles s’étalent longuement, devenant presque des romans étranges dont les personnages sont biscornus et leurs actions incompréhensibles ; parfois elles forment un carré strict tandis qu’il y distille une poésie qui ne suit que ses propres règles. Il peut parfois passer des journées entières à cette activité, mais les murs sont si grands qu’il a toujours de la place. Lorsqu’il achève un poème ou une histoire, son cœur bat comme s’il venait de courir deux marathons. Libéré d’une peur ou d’une pression dont il n’avait pas conscience, il inspire lentement, puis expire, et il lui semble alors faire sortir de lui tout ce qui est gênant et désagréable, pour ne garder que ce qui est bon.

Il s’est parfois demandé si cela chatouillait la maison lorsqu’il écrivait sur ses murs, mais elle n’a jamais daigné répondre à cette question.

Au second étage se trouve la salle de bain. Une grande baignoire blanche immaculée occupe le centre de la pièce, et autour d’elle trois lavabos sont alignés. Pourquoi trois ? Pourquoi pas. Il aime se balader dans la salle de bain, là où ça sent toujours bon. Des odeurs de vieux shampooings forment des petits nuages invisibles, les lavabos sont si grands qu’on pourrait presque s’y asseoir pour boire une tasse de thé (ou de café, c’est comme on veut). Les toilettes sont à l’extérieur dans une autre petite pièce à part bien sûr, mais n’en parlons pas, d’ailleurs qui veut parler de ce sujet ? Personne. Du moins personne ne veut en parler en toute bonne foi. Ce qui se passe aux toilettes reste aux toilettes, c’est préférable, pour tout le monde. Disons pour faire court qu’il y a en permanence trois rouleaux de papier toilette triple épaisseur à motif floral, que la lunette comme la cuvette sont toujours d’une parfaite propreté, et que la chasse d’eau se coince parfois, ce qui donne lieu à réparations sommaires.

La brosse de nettoyage est la seule et unique chose étant l’objet de conflits entre la maison est celui qui y vit. Ce dernier voit cette brosse comme l’objet le plus repoussant, le plus dégoûtant, le plus disgracieux possible ; il ne s’en saisirait pas pour tout l’or et toutes les bonnes raisons du monde. Il déclara, l’une des rares fois où il parla, qu’il ne l’utiliserait un jour que si sa vie en dépendait. La maison, de son côté, comprend chaque meuble, chaque poussière, chaque objet qu’elle contient comme faisant partie intégrante d’elle-même. La brosse n’est pas une exception, et parfois lorsque celui qui l’habite y pense avec dégoût, elle verse une petite larme. Ces larmes de maison qui ne sont pas comme les larmes que nous pleurons. Ce n’est pas de l’eau, ce n’est pas mouillé, ça ne pique pas les yeux. C’est plutôt une impression, comme une plongée dans le sol, comme être coincé dans une pile de pneus, comme voir des gens partir en vacances quand on est coincé à la maison avec des devoirs ennuyeux à mourir. Lorsque la maison pleure, tous les gens qui s’y trouvent pleurent aussi, sans savoir pourquoi. Un poids invisible s’attache à tous les cœurs, ternit toutes les saveurs, et même le beurre alors, ne rend plus tout meilleur.

Heureusement la brosse dans les toilettes est le seul article qui soit conflictuel d’une manière ou d’une autre, et donc la plupart du temps, les cœurs sont paisibles.

Hors de la salle de bain, juste entre le dernier escalier qui mène au dernier étage et l’escalier précédent qui mène à l’étage précédent, se trouve une immense armoire en chêne massif, aux portes robustes et aux pieds résistants, qui contient tout un fatras d’affaires hétéroclites : depuis de vieux élastiques jusqu’à des papiers qui avaient probablement été importants par le passé, en passant par des photographies de sandwichs, d’antiques billets de loterie, des miettes d’on ne sait quoi, des bonbons fossilisés, et bien sûr des dizaines d’attache-trombones qui s’étalent partout comme d’étranges petits insectes argentés. C’est dans cette armoire que, l’on range les objets qui ne sont pas à leur place et dont cette place est inconnue, impossible à déduire, et qu’on ne peut avec les moyens du bord fabriquer quoi que ce soit pour les mettre dedans. L’armoire en chêne devient donc la vraie place de nombreuses choses dont l’inutilité est tout à fait avérée. Un havre de paix pour les perdus, et ils sont si nombreux…

Au dernier étage, enfin, lorsqu’on monte l’ultime escalier à la rampe cirée et aux marches qui craquent et grincent, on arrive dans la chambre du maître de maison. Une pièce tout droit sortie des fantasmes de tous les jeunes adolescents qui rêvent de partir loin et d’avoir un endroit qui leur appartienne pour en faire ce qu’ils veulent sans payer.

Contre le mur de gauche s’adosse une longue et haute bibliothèque entièrement remplie de livres qui s’alignent, au garde-à-vous, en attendant leur tour d’être lus ou relus, qu’on vienne puiser en eux cette nourriture dont l’imagination a besoin pour continuer a tourner rond. Il lisait énormément quand il n’écrivait pas. Il trouvait n’importe quelle source de lumière, le four allumé ou une demi allumette pouvaient suffire, et dévorait n’importe quel ouvrage. Il les avait déjà tous parcourus plusieurs fois. Leurs pages étaient parfois cornées, parfois jaunies, mais jamais déchirées. Les classiques côtoyaient les œuvres obscures et quasiment inconnues. Le rayon du bas contenait des encyclopédies, des dictionnaires et de nombreux autres volumes contenant avec peine tout le savoir du monde. Celui du haut ne contenait rien, il était trop haut.

Deux grandes fenêtres donnaient vue sur la rue déserte. En ce moment on pouvait voir le froid à l’œuvre, terrorisant une boulangerie-pâtisserie plus petite que lui, éteignant les fours, gelant les glaçages, refroidissant les tasses de café en un instant sans que personne ait pu en profiter. C’était un terrible spectacle. Il lui arrivait de rester des heures devant ces ouvertures sur le monde extérieur à regarder ce dernier : les lueurs du soleil caressant de gros nuages, les dernières feuilles des arbres tombant tristement sur le sol, et la maison, silencieuse, regardait avec lui. Ils se recueillaient souvent, se demandant ce qu’ils allaient devenir lorsque le froid déciderait de les prendre véritablement d’assaut, d’user de tout son pouvoir pour les réduire à l’état de fine neige poudreuse. Il tapotait alors son ventre rempli de fondue et reprenait confiance, rassurant la maison. Parfois, au lieu de regarder par la fenêtre, il s’allongeait sur son grand lit et rêvassait en regardant dans le vide, tandis que la maison veillait à ce que personne ne reste trop longtemps au premier étage. Des posters représentant parfois des groupes de musique, parfois des images supposées être d’une grande beauté, s’étalaient sur les murs et le plafond. Le sol était recouvert d’une douce moquette rouge ternie par les ans, et près de l’armoire à vêtements se trouvait un tableau peint à l’huile qui se demeurait là depuis aussi longtemps qu’il puisse s’en souvenir.

La pièce avait l’ambiance douillette et orangée de la penderie, mais disposait de plus d’air, et les rayons du soleil s’y ébattaient avec une telle finesse que chaque instant donnait mille nuances lumineuses à observer.

Lorsqu’il était vraiment tard, il disait au revoir à tout le monde, montait le premier escalier, soupirait quelques instants en cherchant quelques nouveaux mots à graver dans les murs, grimpait rapidement le second escalier, tentait de ne pas penser à la brosse des toilettes pour ne pas faire de peine à la maison, et enfin se rendait dans sa chambre, empli de paix, se jetait sur son matelas et s’endormait presque instantanément, bercé par les petits grincements amicaux de la maison, par le vent à l’extérieur, et par les allées et venues des oiseaux dont le nid se trouvait à côté des fenêtres.

Certains matins, en se réveillant, il lui arrivait de se rendre compte sans raison apparente que tout cela était aberrant. Que cette maison n’avait plus vu d’invités depuis qu’il y avait mis les pieds, que rien ne marchait, la cuisinière pas plus que la télévision, que la penderie n’était qu’un débarras ignoble où régnait une odeur de poussière qui vous sèche un nez en moins de temps qu’il n’en faut pour manger un chips, que les escaliers croulants ne tiendraient pas bien longtemps encore, que les choses qu’il écrivait sur les murs n’avaient aucun sens, aucune profondeur, aucun ordre, que les toilettes étaient l’endroit le plus affreux et le plus glauque qu’il ait jamais vu, tout comme la salle de bain, dont il abhorrait les trois lavabos, les trouvant sinistres. Il réalisait que cet endroit n’était qu’une ruine parmi tant d’autres, que le froid ne pouvait pas avoir une conscience propre et que tous les gens qui en étaient morts n’avaient pas pu se défendre ou se battre. Il voyait l’avenir comme autant de jours interminables, autant de réveils vaseux et de soirées solitaires, autant de déambulations et de dîners imaginaires. Pire que tout, il se rendait compte qu’il était complètement fou, et que la maison n’était qu’une maison et rien de plus. Et lorsqu’il s’en rendait compte, il pressait ses mains contre son visage et versait des larmes, se retournait dans son lit et se rendormait par dépit.

Puis, lorsqu’il se réveillait à nouveau, il prenait en pitié le petit homme qui venait de pleurer pour rien. Exprimait son empathie par une moue ennuyée, accompagné par la maison qui avait toujours eu un grand cœur. Ensuite, il se focalisait sur le bon côté des choses : encore une belle journée avec ce soleil glacé qui échauffe les passions, la guerre contre le froid est presque gagnée d’avance, le repas cuit en bas, et sa tête fourmille de nouvelles phrases à graver sur les murs. Que demander de plus ?

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire