lundi 9 janvier 2012

Carrousel infernal

Cette rue est déserte. Moi qui pensais trouver un oasis. Je ne sais même pas si on dit un oasis ou une oasis, je me sens perdu quand même les mots me lâchent. J'ai toujours cru qu'ils seraient avec moi, mais comme c'est souvent le cas quand on est trop proche des choses, on ne voit pas le coup arriver. J'ai du mal à parler. Une personne passe et j'essaye de lui demander l'arrêt de métro le plus proche, mais je n'arrive à dire qu'un "rhagl rhu" pitoyable. La personne en question me jette un regard en pleine face puis accélère sa petite marche. C'était une femme, je regarde son postérieur s'éloigner avec nostalgie.

Je secoue la tête un peu. Une bonne claque sur la joue gauche, une sur la droite. Allons ! Elle n'était même pas belle. Rien à voir avec les fleurs délicates qui m'attirent en temps normal. Est-ce que je perdrais la boule à tel point que me voilà attiré par n'importe qui ? Voire par n'importe quoi ? Non. J'avance un peu. Il fait noir, plus noir que noir. En fait, une sorte de gris très foncé, encore plus noir que du noir, plus sombre que la plus sombre des petites ruelles à viol. J'ai froid et j'aime ça. Quelle idée, je ne porte qu'un seul gant en laine. Rien d'autre. Complètement nu dans cette rue déserte... enfin pas complètement, il me reste un gant. Un seul gant.

Je fais un petit tour dans ma tête. Tout est bête à l'intérieur. Rien n'a de sens. J'y trouve un peu de fatigue, des blagues racistes, des stéréotypes sur les grecs, des peaux de banane en décomposition, quelques beaux souvenirs qui brûlent, un début de migraine. Quelle idée d'oublier son pantalon. Je me mets à courir pour avoir chaud, mais j'ai de plus en plus froid. Je sonne à un appartement, pas de réponse. Je sonne à une maison, encore moins de réponse. Je sonne à une boulangerie mais elle n'est pas encore ouverte. Quelle heure est-il ? je donnerais n'importe quoi pour le savoir, n'importe quoi pour un petit rayon de soleil de rien du tout, pour un peu de ciel bleu. Je n'en peux plus de toute cette pluie. Ca pleut à l'intérieur, dans ma tête. L'eau calme ma migraine mais inonde mes souvenirs. Je ne suis que vide, mais je n'ai plus mal, c'est déjà ça.

Je finis par sonner à un nightshop et un homme m'ouvre. Dieu bénisse les nightshops, si Dieu existe. Ou alors Allah, Yahvé, je ne sais quel dieu, peu m'importe. Le gars me regarde un peu de travers, comme je le comprends, moi aussi si j'ouvrais en pleine nuit à un homme presque nu et bleu de froid je le regarderais de travers. J'essaye de dire merci, j'essaye de dire bonsoir, mais rien ne sort qu'un râle effroyable. Il me demande si ça va avec un accent à couper au couteau, je lui dis "bhr bhrergh" ce qui devait signifier "j'ai oublié de m'habiller et je me suis perdu". Il n'a pas l'air de s'inquiéter. Il me donne un essui pour que je puisse me couvrir, mais je préfère rester nu. Il me donne une bière pour que je puisse boire, mais j'ai peur qu'elle ne gèle à l'intérieur de moi. Il me donne cinq euros pour que je puisse prendre le métro ou le tram, mais... je ne sais pas... j'ai peut-être envie de rester perdu. J'ai envie d'aller mal. Pourtant ça ne va pas si mal, je suis à l'intérieur, au chaud, et on me donne des trucs pour que j'aille mieux. Je jette un coup d'oeil dehors. Je devrais y retourner, enlever mon gant, me rouler dans la crasse pour aller plus mal que maintenant, mais rien qu'en y pensant je suis pris d'un frisson sismique et je tombe assis sur une petite chaise un peu moche en tremblant comme un damné. Le gars retourne derrière son comptoir et allume la télévision. Il doit en voir tous les jours des gens comme moi. Je me demande s'il y en a beaucoup.

Peu à peu, je me réchauffe. Ma peau perd son bleu, reprend son rose un peu sale. Ma respiration se stabilise, je me calme, j'arrête de trembler, la pluie dans ma tête s'arrête de tomber. Je tente de bouger mes orteils, ils bougent. Je bouge mes doigts, mes bras. La seule partie de mon corps qui ne bouge pas, c'est mon cerveau. Je suis coincé, coincé dans ma tête. Tout à l'intérieur a été mâché, recraché, remâché, régurgité. Je suis de la mélasse. Quand l'homme voit que je vais mieux il revient vers moi et me propose à nouveau de quoi me couvrir, il faut croire que me voir nu lui pose un souci. En même temps je ne suis pas terrible terrible. Pour le remercier de m'avoir ouvert la porte j'accepte son essui. Je m'en recouvre et je me lève. Il est temps de retourner dehors. Il faut que je trouve cet arrêt de métro. J'accepte ses cinq euros, j'accepte la bière. Je bois une gorgée et je sens mes entrailles lyophilisées reprendre vie. Mon estomac reprend du service, mon coeur se remet à battre, mes poumons soupirent à nouveau. Je sors. Avant que la porte se ferme, j'arrive à dire "merci". Le gars me salue, il retourne s'asseoir pour regarder la télé. Un film de Bollywood sûrement, c'est toujours des films de Bollywood.

Je marche quelques instants, le trottoir est dur et froid sous mes pieds écorchés. Une personne passe, je lui demande où se trouve l'arrêt de métro le plus proche. Je suis étonné par le son de ma propre voix. Le monsieur me répond qu'il se trouve tout droit puis à droite ensuite je verrai une grande artère et ce sera sur ma gauche. Je le remercie, je presse le pas. Est-ce que le métro roule déjà à cette heure-ci ? Je commence à avoir faim. Juste un peu. Je préfère le prendre comme un mauvais signe. Oh comme j'ai faim, quelle douleur de n'avoir rien à manger ! Je commence à voir l'artificiel de mon malheur, je presse encore le pas. Je lâche l'essui, je me retrouve à nouveau nu. Les gens qui sortent de chez eux me jettent des regards mauvais. J'arrive à l'arrêt de métro, je trouve une place, je préfère rester debout. Ma gorge est à nouveau enrouée. Je la gratte mais ça ne change rien. J'ai envie de cracher mais il n'y a aucune poubelle ni cendrier, je dois encore attendre trois arrêts. Quand le mien arrive je sors, je crache, je tombe par terre en maugréant. Je me relève sans laisser personne m'aider. Je me mets à courir, courir, à sprinter même, alors que je n'ai jamais été un grand coureur. Je gagne de la vitesse, j'ai l'impression que mes pieds partent en morceaux sous mon poids. Je trouve ma maison, le soleil commence à se lever, les oiseaux chantent. J'entre je prends une douche je me réchauffe je me sèche je m'habille je mets des croissants au four je monte je me déshabille je me love dans le lit à côté d'elle je prends une mine d'endormi je passe mon bras autour d'elle, et le réveil sonne.

La vie est belle, la vie, ma vie, est tellement affreusement, horriblement parfaite. Ma copine se lève, son corps est délicat, superbe, magnifique, et elle me le garde pour moi tout seul. Je descends avec elle, les croissants sont prêts, leur goût est si délicieux, j'en mangerais jusqu'à me faire exploser. Les enfants descendent à leur tour, le chat vient se rouler en boule sur mes genoux, le soleil passe par les fenêtres, ça sent bon, on est bien.

La vie est belle. Ma vie est si affreusement, horriblement parfaite, que parfois je vais me perdre, nu, dans un coin mal famé de la ville. Et j'aime ça.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire