jeudi 5 janvier 2012

Je suis une petite plage, partie 4 (fin)


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« Je suis rentré ! ». Les mots sont lancés comme des couteaux sur une cible. Pas de réponse. J’ai envie de voir ma petite femme. Mes enfants. J’ai des enfants ? Si j’en ai ils me manquent. J’ai besoin de chaleur et de vie. J’ai beaucoup trop froid. J’aimerais me coucher sur ses seins moelleux et raconter un tas d’inepties. J’ai envie de prendre sa main et de sentir ses doigts se resserrer doucement sur les miens. Je ne sais même plus si on est mariés. J’ai toujours été contre l’idée, donc c’est peu probable. Et elle a toujours été aussi contre, donc c’est vraiment peu probable. Mais avec des enfants, un foyer, c’est plus facile en étant mariés. Mais la question est là : avons-nous des enfants ?

Elle est là. Sa silhouette se dessine dans l’encadrement de la porte. Ses yeux me transpercent, je sens mon cœur s’accélérer, envoyer du sang dans des endroits stratégiques. Nous n’avons pas d’enfants, et elle m’aime. Je le sens dans ses regards, ses gestes, ses baisers, ses caresses, ses cris. La nuit se referme sur nous, j’oublie tout, ma tête se vide, j’ai l’impression d’être traversé par mille aiguilles d’acupuncteur qui instillent en moi une douce léthargie. Mon dégoût s’en va, ma colère fane, mes doutes sèchent, ma vie prend un sens pour un instant. Un sens irrationnel mais un sens tout de même.

*

Le réveil se fait avec une odeur de fleurs et des sirènes de police. Le krkr des porte-voix des policiers me tirent de ma rêverie matinale. « Rendez-vous ! Vous êtes cerné ! ». Encore et toujours de l’originalité. J’enlève tous les cheveux collés sur mon visage et lentement mon cerveau reprend ses fonctions. Je me remémore les évènements de la veille, et je décide d’aller jusqu’au bout. J’assume. Je laisse ma moitié dormir et j’emmène l’autre dehors les mains en l’air. Un inspecteur cireux en ciré vient rapidement vers moi. Il dit : « Vous êtes en état d’arrestation pour le meurtre de Bill, Joe, Jean-Marc, Myriam, Marianne et Pavlov, ainsi que pour quatre-vingt-deux cas de coups et blessures par voiture interposée. Veuillez me suivre monsieur ». Je le suis. : « Comment vous m’avez retrouvé ? ». « On peut pas dire que vous ayez été un modèle de discrétion. Et puis ce monsieur a porté plainte directement contre vous ». Il montre ma voiture du doigt. Entre deux roues, un vieil anarcho-pollutiste lève le poing en murmurant : « Voyou ! ». Je me relaxe et entre dans la voiture de police.

Une fois au poste je suis placé en garde-à-vue. La vie referme ses mâchoires de fer sur moi, les larmes aux yeux, serrant ses petits poings. Je ne la regarde même pas. J’attends qu’elle mâche.

Trois ans avec sursis ! J’ai tué trente-cinq personnes, j’en ai blessé cinquante autres et on me met pour seulement trois ans dans une prison basse-sécurité. Youpi ! Joie ! Hosanna au plus haut des cieux. « Intervention spéciale de la ministre de l’environnement », m’a-t-on glissé à l’oreille pendant qu’on faisait l’inventaire de mes poches. Je souris, mais trois ans c’est déjà tellement long !

Mon compagnon de cellule ne parle pas beaucoup mais rigole tout le temps. Il a un petit rire sec qui me donne des frissons. Le matin, un gardien lui fait passer quelque chose discrètement, et il passe le reste de la journée…
... . .. . ...

Non, en fait non, c’est n’importe quoi. Retournons à la racine même de l’histoire, le moment de sa pureté manifeste, avant qu’elle ne commence à partir en vrille. Après avoir, avec mon équipe, produit la drogue psychédélique la plus puissante qui fut jamais, et après avoir tiré sur ma première et dernière clope, je suis retourné voir le roi.

J’ouvre la porte, et là, prostré comme un chien, le roi dans tous ses états. Il crie « oh non ! » et court pour fermer la porte. Je comprends rien. Il le voit et tente de s’expliquer mais il n’arrive qu’à balbutier des bribes inintelligibles, comme si sa bouche était une bétonneuse charriant une matière première linguistique de grande qualité sans aucun ouvrier pour s’en saisir. Je m’approche et, à l’aide du béton qu’il produit ainsi, j’assemble les idées dispersées par lui dans la pièce. La première ressemble à un confessionnal pour enfants. Donc probablement une révélation. « Tu as quelque chose à me dire ? ». Il hoche la tête. Je continue mon manège et assemble une somptueuse statue d’Hitler. Le roi baisse les yeux. Donc il va me révéler un truc infâme.

« Tu ne vas pas me croire », dit-il enfin. Il a l’air si triste, abattu comme un vieil arbre, comme un coq blessé après un long combat. Je lui demande des explications et d’un seul coup il porte la main à son visage et arrache sa peau. Ou du moins ce que je croyais être sa peau. Ce n’était en fait qu’un faux visage. Alors que son vrai nez, ses vrais yeux apparaissent, je suis pris d’un soubresaut. « Quelle horreur ! Alors depuis le début tu n’es pas le roi de Suisse mais… le roi de France ?! ». Il semble parcouru par la honte. Il est sincère. « Oui, je suis Louis Mille, roi de France… mais j’en ai assez ! Mes ancêtres étaient des pantins, je suis un super pantin, et mes descendants seront des super méga pantins ! Et je ne veux jamais, jamais voir ça ». Je suis sidéré, je m’en veux de n’avoir jamais rien remarqué. On dit que les chats peuvent voir les fantômes, et moi alors ?! Bon sang ! Je ne donnerai plus jamais ma confiance.

Il continue son monologue sanglotant : « Mais ne t’inquiètes pas, car même sans ce masque je suis toujours le même. Je suis peut-être roi de France mais je me sens l’âme d’un roi Suisse. Et ce soir nous allons nous en aller. Du moins… enfin… nos corps vont rester ici, mais nos esprits vont partir, s’élever, aller ailleurs, vivre dans une réalité divinement et constamment différente, grâce à ceci ». Il sort à ce moment de sa poche une petite fiole de liquide rouge vif. Mon bébé, ma création, mon rêve, ma beauté, la drogue psychédélique la plus puissante de l’univers connu. Un savant mélange de psilocybine, de salvinorine, de diéthylamide d’acide lysergique, de mescaline, d’amphétamines, de diméthyltryptamine, le tout arrosé d’une sérieuse dose d’inhibiteur de monoamine oxidase. A mettre entre toutes les mains.
« Mais nous n’avons même pas encore commencé la production ! ». « Le temps n’est plus ce qu’il était, l’ami ». Il verse le contenu de la fiole dans deux verres très jolis. Il m’en tend un. Je tente de peser le pour et le contre, je n’y arrive pas. J’essaye de penser à ma femme, à mes enfants, mais cette partie de l’histoire n’a-t-elle pas été effacée ? « Santé, on se revoit là-bas ».

Il boit sans m’attendre. Il a confiance. J’étais loin de m’attendre à ça de la part du roi de France, vraiment loin. Il n’a pas le temps de reposer son verre, il tombe déjà sur le parquet. Doucement, lentement, comme une grosse plume, son corps entouré de tissu se dépose sur le sol. Ses membres gigotent un peu, ses yeux tremblent dans tous les sens. Sa bouche lance des éclairs, il hulule, miaule, crie comme un enfant, comme un homme, comme une fille, il se touche le visage, il transpire, il bave, il exulte, il jouit, il délire. J’en veux aussi ! Je bois, le goût est amer. Je tombe à mon tour, autour de moi tout devient phosphorescent et poilu. J’entends des murmures bienveillants, on me prend par la main, on m’aime enfin vraiment. J’ai trois, quatre cœurs, six paires d’yeux, je marche au plafond, le mot « marcher » n’a déjà plus de sens. Je n’ai plus de sens. Qu’est-ce qu’un sens ?

Dans le fond de la pièce, le fils de Satan se lève. Il s’avance et contemple nos deux corps gigotant. Il inspire, il fait expirer.

Il dit : « Alors, heureux ? ».

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