jeudi 29 décembre 2011

Âme de bois, coeur de verre, chapitre XV (fin)

 ((Voici le dernier chapitre de "Âme de bois, cœur de verre", récit totalement absurde d'un homme qui... bref. Si d'aventure vous vouliez le lire en entier, cliquez sur le libellé "amedebois" en haut de la page. Il est conseillé d'écouter l'intégrale de Boards of Canada en le lisant, qu'on se le dise. Si vous trouvez ça super méga génial, rien ne vous empêche de l'imprimer, de l'offrir à vos proches, à vos ennemis, à votre chien)).

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Désespéré, je mis mon cerveau en mode veille et plongeai mon regard dans le lointain. Je vis des formes indistinctes, peut-être des animaux, des gens, mais surtout de la poussière, de la fumée, un brouillard amorphe et rampant qui donnait au paysage une allure marécageuse.

D’un seul coup, les cieux s’embrasèrent, les nuages prirent une couleur orange vif et lâchèrent comme un caviar de feu, brûlant le sol jusqu’aux plus profondes couches dans un luxe oblitérateur, noyant la terre comme une lave céleste, le haut du panier de la destruction, la crème du gratin du chaos. « La planète est-elle donc mise à sac ?! » demandai-je dans le vent avec une voix d’aristocrate pas du tout adaptée au moment. « Si siñor », répondit le veau, « esta los bandidos del fuego, que pillarillos la regionados que aqui mucho lontantos, comprendos ? ». « Sisi, muchos parlar espalitos », répondis-je dans mon meilleur espagnol mexicain.

Nous continuâmes d’avancer, entourés par la tempête enflammée qui réduisait tout en cendres. Sans vraiment prendre le temps d’y réfléchir, je décidai qu’il me fallait agir, et mon veau n’aurait pour unique choix que de m’approuver.

Sans prévenir, le temps s’arrêta, le ciel redevint normal et cessa son crachin incandescent. Une « seconde » plus tard, je me retrouvai à terre. Mon veau me dominait de toute sa hauteur. Il avançait vers moi, menaçant, la haine allumant dans ses yeux un feu d’enfer et jaillir l’écume entre ses mâchoires. « Ton veau ?! », tonna-t-il. « Ton veau ? Tu me considères comme ton veau ? Ta propriété, c’est ça ? Alors je suis « à toi », maintenant ? Je me souviens pas d’avoir permis de faire une chose pareille, ton langage ! », il arracha un arbre, « ton langage ! », il traça dans le sol les marques de la furie tandis que ses cornes devenaient immenses et prenaient une allure meurtrière, « ton langage ! », et il chargea comme un barbare forcené.

J’avais reculé sur les coudes, totalement à sa merci, dépourvu d’arme, je m’apprêtai à faire face à mon destin, plongeant mes doigts dans la terre meuble et encore chaude, pour la toute dernière fois. Je voulus fermer les yeux et prendre une attitude tragique mais une idée tomba d’un seul coup dans mon cerveau et commença à hurler des cris plus stridents que ceux d’un coq mal élevé qui vous réveille à quatre heures du matin. Sa voix se répercutait sur les parois de mon crâne vide et s’amplifiait de plus en plus jusqu’à devenir totalement insoutenable.

Cette idée était impossible à réaliser. Et au plus je réalisais qu’elle l’était, au plus fort elle criait. Bientôt ses cris devinrent des hurlements et je fus forcé de lui obéir. « Sitôt pensé, sitôt fait », déclara-t-elle en me voyant devenir raisonnable. Je me construisis une maison en briques crues qui mêlait gracieusement les avantages d’un douillet nid d’amour et d’une puissante forteresse. Le veau eut beau se démener, il n’arriva pas même à  égratigner ma porte faite de chêne massif fraîchement abattu, traité, poli et ciré avec savoir-faire.

Je passai de très paisibles années dans ma nouvelle maison. Les jours s’écoulaient tranquillement, alternant merveilleux levers de soleil et somptueux clairs de lune. Le veau, devenu un énorme et mugissant taureau, continuait ses assauts répétés sur ma demeure, toujours furibond à cause de mon écart de conduite possessif. Je disposais d’une serre dans laquelle je faisais pousser tout ce qu’il me fallait pour vivre. Un poêle me réchauffait lors des rudes soirées d’hiver et me servait également à faire chauffer de l’eau pour le thé, ou à faire fondre un camembert lorsque l’envie m’en prenait.

Comme tout bon assiégé qui se respecte, j’avais prévu tout un stock de livres à lire pour passer le temps de manière constructive. Ils se révélaient également utile pour occire les moustiques, chasser les araignées, s’éventer en été, faire des cocottes quand le besoin se fait sentir. Je menais, à vrai dire, une vie totalement parfaite.

Les années passent et des rides apparaissent sur mon visage autrefois divin qui acquérait maintenant tout doucement les cicatrices d’une sagesse durement gagnée. Un matin, je trouve un cheveu blanc qui me nargue sur mon front, je sens mes jambes et mes mains trembler, je suis prêt à me jeter sur une teinture artificielle, mais je résiste et finalement je cours relire l’intégrale de Shakespeare avant d’écrire quelques poèmes bien tournés sur le temps qui, fugace comme l’amour, s’en va sans se retourner. Tempus fugit, tempus fugit.

Dehors, le taureau se fait vieux lui aussi, et charge de moins en moins fort et de moins en moins souvent, victime de terribles rhumatismes mais toujours aussi peu conciliant et rempli d’une rancune indélébile. A dire vrai, il se serait peut-être calmé s’il avait entendu des excuses de ma part, mais l’idée ne m’avait jamais même effleuré. J’étais trop fier pour seulement aborder la question.

Ainsi, chaque jour je me sens faiblir, rapetisser, blanchir et sécher. Et personne n’est là pour me regarder faire. Un soir que je relis pour la millième fois un petit pamphlet philosophique sans intérêt, je pousse mon dernier soupir.

Ce fut un mouvement complexe, d’abord je me détendis, laissai tomber ma lecture au sol avec un bruit mat. J’écoutai une dernière fois le taureau gémir de rage devant ma porte, puis je fermai mes yeux, ma bouche, mes oreilles, et j’attendis. La maison tomba en poussière et mon assaillant entra, fourbu, dans ce qui fut autrefois mon salon de lecture. Là il découvrit mon corps déjà raide. Sa rage le quitta, le laissa faible et vieux, désoeuvré, plein de honte. Il me prit dans ses bras et hurla vers le ciel qui répondit d’un fracassant coup de tonnerre.

Enfin libéré du corps, de la maison et des assauts réguliers du têtu animal, je pus sortir prendre un bol d’air. En me retournant, je vis le taureau bouter le feu à un bûcher funéraire au sommet duquel mon corps gisait, enveloppé dans un drap blanc, couvert de fleurs… mais je m’égare il me semble. Pardon, je ne veux pas vous faire croire des choses. Je pense que je suis allé trop loin. Toute cette violence, ce feu, ces lamentations, c’est trop pour moi qui suis un être si paisible ! Je devrais peut-être tout avouer, trouver une quelconque église et aller me confesser. J’ai menti, j’ai menti ! C’est dans ma nature et je n’y peux rien mais c’est ainsi, pardon. L’horreur de mon infâme mensonge suinte par tous mes pores, mélange d’odeurs nauséabondes, de poils de chat et de poussière à laquelle je suis allergique. Mon cœur est pris dans un carcan, un étau, alors que je me rends compte que j’ai fait le mal. Il faut m’excuser, je ne sais pas ce que je fais. Et quand j’ai bu c’est encore pire. Pour m’amender, je vais tenter  de rétablir la vérité, quand bien même le tort est déjà fait.

En fait… en fait je n’ai jamais… perdu mes chaussures… non.

Je suis dans le jardin du baron. J’ai mal au dos. J’ai ratissé un tas de feuilles, il fait un peu gris mais pas froid. J’ai de belles bottes. Le tas de feuille s’effeuille un peu, à cause du vent. J’arrangerai ça quand j’aurai fini de rêver. D’une seconde à l’autre maintenant.

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