samedi 24 décembre 2011

Un mort solitaire


Nous connaissions tous Rogier Laplace. Il déjeunait avec le maire le samedi, et le dimanche avec ma mère. Sur la plupart des sites sociaux, il atteignait plusieurs milliards d’amis, fait qui lui valut d’ailleurs une place dans le livre des records. Place qu’il refusa car il était trop noble de cœur que pour ainsi se mettre en avant.

Rogier était une vedette malgré lui. Une valeur sûre pour tout le monde, et même pour moi, je dois bien le dire. Je me souviens encore vivement de cette soirée d’hiver, ou j’attrapai un poisson inerte dans le canal et me mis en tête de le manger. Rogier, qui passait par là, m’empêcha de faire cette bêtise et me sauva la vie.

Pourtant, dit-on, ce sont toujours les meilleurs qui partent les premiers. La grande majorité de ses amis craignait pour la vie de Rogier qui, en tant que meilleur parmi les meilleurs, n’en avait certainement plus pour longtemps. De nombreux moyens furent mis en œuvre pour éviter l’inévitable. Certains désiraient le placer dans une bulle de protection, d’autres lui avaient préparé un régime très équilibré qui lui garantissait un taux de cholestérol très bas. D’autres, enfin, et ils étaient probablement les plus fous, ne voyaient qu’un seul moyen de le préserver. Il fallait, comme toute chose précieuse, le placer dans un solide coffre en acier trempé. Sa propre mère était favorable à ce plan hors du commun, et comme Rogier était un bon fils et qu’il écoutait toujours sa vieille maman, il accepta.

Il en fut donc ainsi. Une banque en quête de publicité mit gracieusement son coffre le plus spacieux à la disposition de Rogier qui l’aménagea avec ce goût exquis qu’il avait développé lors de voyages à Florence.

Après avoir déménagé, il emménagea. Tout le monde venait le voir et s’assurer que tout allait bien. Comme Rogier ne voulait décevoir personne, il ne disait pas tout haut que l’endroit dans lequel il vivait était affreux, et que l’acier tordait ses pensées.

Au fur et à mesure du temps, dépourvu de ses brillantes idées et de ses formidables concepts, Rogier devint quelconque. Il restait assis et regardait des documentaires sur la vie des animaux marins.

Comme il était enfermé pour son propre bien mais qu’il ne disait plus rien d’intéressant, ses amis arrêtèrent peu à peu de se soucier de lui. Sa solitude l’enveloppa comme un sinistre linceul et il devint bientôt incapable de parler correctement.

Un jour tragique où je lui rendis visite, je le trouvai inanimé sur le sol de son coffre fort. Il était bleu, il était gris, il était mort.

A côté de sa main qui tenait fermement un crayon se trouvait une lettre écrite à la hâte sur laquelle il était écrit :

« Mes chers amis, et les autres, les lâches.
Si personne ne m’a empêché d’écrire cette lettre jusqu’au bout, je ne suis probablement plus. Je suis mort car, pendant un instant, je me suis demandé comme je faisais pour respirer. En un seul instant, j’ai oublié cet antique mouvement et alors même que j’écris ces mots, j’étouffe, je me meurs.

Une mort bête pour un bête type qui vivait dans un bête monde entouré de bêtes gens.
Ca y est, je n’ai plus d’air. Je rends l’âme. Adieu. »

Un trait dont la forme se faisait l’écho de son agonie était tracé depuis la fin du dernier mot jusqu’au bas de la page. Je restais pétrifié pendant quelques instants avant de sortir tel un automate pour prévenir les autorités.

Je ne dormis pas très bien cette nuit là.

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