jeudi 15 décembre 2011

L'homme-oeuf

"Bon chérie eh bien je m'en vais faire les courses hein, et peut-être qui sait, quand je reviendrai j'aurai peut-être un petit cadeau ? Peut-être".

Le baiser qu'elle me donna alors fut d'une douceur extrême, je sentis sa respiration s'accélérer, son coeur battre, mais j'étais déjà blasé de tout ça. J'en aurais peut-être profité un peu plus si j'avais su que c'était la dernière fois que j'en avais l'occasion.

En sortant, la première chose que je vois, c'est le vent. Il est tellement fort et grondant qu'il est visible, même par mes yeux de vieille biche malade. Il vient vers moi, tout sourire. Je n'ai jamais trop aimé ce bonhomme. Mais je n'ai jamais non plus osé lui dire. Alors quand il vient me dire bonjour, quand il m'envoie un message ou qu'il vient me parler sur Facebook, je lui laisse comme qui dirait un vent. Malgré le jeu de mots purement fortuit, la situation est délicate. Comment laisser un vent au vent ? Et surtout combien de fois pourrai-je encore faire un truc pareil avant qu'il ne se rende compte de quelque chose ? S'il s'en rend compte, devrai-je lui offrir des cadeaux pour m'excuser et devoir après supporter ses remerciements ? Ou faudra-t-il alors tout avouer ?

Il vient et s'approche encore, il me dit bonjour. Je lui mets un vent. Cette fois il ne laisse pas les choses se passer comme ça, tranquillement, agréablement pour tout le monde, dans une hypocrisie des plus pacifiques. Alors que je passe mon chemin sans le regarder, il m'attrape par les cheveux, mon point faible. Je me retourne et utilise mon élan pour lui envoyer une châtaigne directement dans la mâchoire. Deux de ses dents volent par terre, mais il tient toujours mes cheveux. J'ai horreur de ça, depuis toujours, personne ne touche mes cheveux sans en subir les conséquences. Le combat fut bref. Un coup de pied dans le ventre le fait lâcher prise, il tombe à terre, tente de reprendre son souffle sans y parvenir. Et d'un coup ça part "Eh ben tu vois enfoiré, c'est pour ça que je réponds pas quand tu me parles et que je fais pas attention à tes conneries, parce que t'es qu'un putain de connard égotiste violent et désagréable, et maintenant tu vas me faire le plaisir de dégager ! Allez, du vent !".

Bien sûr, je suis plus que conscient que cette profusion de mauvais jeux de mots risquait de me coûter la vie. Mais comme disait mon maître : "quand on a l'occasion de dire une blague minable, il ne faut jamais la laisser passer". Ainsi cette phrase guidait mon existence. Mon manteau flotte dans l'air, mes cheveux toujours au vent mais avec une douceur infinie à présent. L'air solennel, la tête plein de rythmes malsains, dans le nez une vieille odeur de gaufre. Et encore, j'ai le nez bouché. Foutue saison.

La route est gelée comme tout le reste, alors je prends mon vélo, comme ça si je fais un accident au moins ça sera clair, pas d'histoire de "monsieur vous avez eu de la chance, vous n'êtes qu'à moitié mort", non ça sera plutôt un truc du genre "heure du décès, vingt-trois heures trente". Une bonne heure pour mourir, mais vite ! Les magasins vont fermer !

Je respire fort, je sens encore des petites volutes de l'haleine de ma femme qui s'échappent de ma propre bouche, ça me donne du courage. Peu importe ce qu'on en dit. Et pourquoi aller faire les magasins ? Pourquoi ne pas aller encore plus loin ? Faire un autre magasin ? Visiter une mine de cristal ? En retirer des gemmes flambantes pour les offrir aux êtres que j'aime ? Pourquoi ne pas laisser ce vélo ridicule et aller à pied ? Ca serait encore plus clair en cas de mésaventure. Mais c'est Noël, et il me faut absolument des cadeaux. Dans le cas contraire, je contreviendrais aux traditions. Personne n'aime ça.

Je roule, la route glisse, comme c'est original ! Et puis un trou s'ouvre en dessous de moi. J'ai l'impression d'avoir déjà vécu ça. Je tombe dans un courant d'eau glacial. Je tente de crier mais le froid fait rétrécir mes poumons, je ne peux plus rien dire. Je me laisse emporter comme une petite feuille morte qui dit "mougnognignignigni pupupupipipi". Je pense que je vais mourir, alors je pense à la dernière aventure sexuelle que j'ai eu et je me dis que c'était vraiment pas terrible. Je me souviens encore, elle avait un poil au bord de la bouche qui me poignardait à chaque baiser, une vraie torture. Et moi j'étais complètement obligé de continuer par ma mentalité d'homme. On ne crache pas sur une femme nue.

Le courant m'emporte loin, et longtemps. Jusque dans mon salon. Ma femme me demande où j'étais passé, mais je suis trop fatigué et de mauvaise humeur pour répondre correctement. Alors je vais me coucher. Elle va encore croire que je suis un vieux râleur, si seulement elle savait.

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