dimanche 25 décembre 2011

Âme de bois, coeur de verre, chapitre VIII

Deux jours plus tard, j’étais guéri.

Moi et Bouteille jouions aux cartes dans un bar sud-africain où nous avions depuis longtemps le statut d’habitués. « Dix de douze de der et face de pile », annonçai-je. « Pioche », répondit laconiquement mon adversaire dont le regard vitreux semblait osciller entre deux mondes. La partie durait maintenant depuis trois heures et dix-huit minutes, soit le quart du temps de jeu recommandé.

Le Galifolokos était le passe-temps le plus répandu et respecté du pays, et ce pour plusieurs raisons. D’abord les cartes utilisées pour ce jeu étaient sublimement gravées dans de fines tranches de baobab sélectionnées par des spécialistes avant d’être frites et ensachées et voilà tes chips, ensuite parce que savoir y jouer était de très bon ton, voire indispensable si l’on voulait avoir du pouvoir sur la grande échelle de la société. Le pouvoir de grimper les échelons, celui d’agripper ceux des autres. Une autre raison pour son statut quasi-mythique était que les racines du jeu remontaient si loin dans le temps que personne ne savait quand avait eu lieu la première partie. Il courait cependant des rumeurs sur sa longueur, et sur les joueurs qui devaient être des créatures énormes, des sortes de cyclopes-dinosaures ou quelque chose dans ce goût là, avec des mains griffues et une peau reflétant la lumière du soleil en couleurs irisées, ayant reçu le savoir des êtres de lumière venus du ciel. Mais il était plus que probable que même ces rumeurs idiotes soient encore bien en dessous de la réalité.

Les règles du jeu étaient on ne peut plus simples : chaque joueur reçoit deux cartes rouges et trois vertes. Ensuite, le tout est mélangé par ordre alphabétique inversé et l’on choisit un mot que l’on ne pourra pas dire durant toute la partie. Il va de soi que contrevenir à cette seule règle entraîne déjà une irrémédiable défaite. Une fois le mot choisi, la partie commence vraiment. Le cadet des joueurs commence toujours. Il doit poser à son voisin de droite une question inconvenante sur sa vie privée et le questionné doit y répondre en hurlant, ou bien, s’il s’en sent incapable, enlever un vêtement. Pour vérifier si les confidences des joueurs sont exactes, on fait appel à un médium qui joue un peu le rôle que joue le banquier au Monopoly. Le reste des règles était en général improvisé, ce qui rendait chaque partie unique et donnait au Galifolokos une richesse indéniable et une durée de vie absolument infinie.

Mon jeu était très bon, du moins pour un début de partie. Mais il me manquait une paire d’as de trèfle pour faire une famille. J’étais si captivé par le jeu que de grosses gouttes de sueur perlaient un peu partout sur mon front, me donnant l’air au soleil du sud d’une boule disco douée de parole. Bouteille, joueuse éternellement défensive, restait impassible. De plus en plus de gens se rassemblaient autour de nous pour nous regarder jouer. C’est la coutume. Dans le public, les paris allaient bon train, et une multitude de petites liasses de billets chiffonnés passaient de main en main sans grande discrétion en faisant « fritsch fritsch », soit le bruit de morceaux de papier faisant l’amour.

Il me fallait agir vite. Ma peau satinée se transformait peu à peu en poivre sous l’effet du stress, irritant les muqueuses de tous les gens présents. « A toi de lancer les dés », dit la bouteille. Je tirai au sort quel dé j’utiliserais et j’eus la malchance de tomber sur celui à deux faces(1). Je perdis encore un peu de poivre et mon adversaire s’en aperçut. J’étais mort de honte et de peur. Je pris le dé à deux faces et le serrai dans ma main. J’avais maintenant une chance sur deux de perdre la moitié de ma mise. Si le jeu avait été un tant soit peu inspiré par le Poker, ça n’aurait pas posé de problème, car les biens matériels n’ont que peu d’importance dans ce monde. Mais sa version actuelle avait été influencée principalement par des rites vaudous à peine racontables étalés en long et en large en lettres de sang dans de grands grimoires noirs, et nous avions misé nos esprits.

Le cœur battant la chamade, tremblant et m’effritant de plus en plus à chaque seconde en de petits nuages saveur cinq baies, je jetai le dé en l’air. Il heurta violemment la table de jeu, comme mû par une volonté propre il rebondit, passa sur une rigole de métal surélevée, tomba sur la tête d’un passant, alla vivre sa vie dans des endroits merveilleux, utilisant sa taille fine pour séduire des déesses, puis revint sceller mon destin. Le dé s’abattit comme un couperet mal fait sur la mauvaise face. J’avais perdu.
« Tu connais les règles », dit sardoniquement la bouteille. Lentement, un sourire apparut sur son visage qui m’était soudain détestable. « Oui », répondis-je. « Par cœur ». Je pris donc mon esprit en main et, ruisselant de larmes et de sueur qui allaient former une pâte infâme avec le poivre que je perdais toujours par poignées, je le déchirai en deux.


(1) Ceux qui pensent ici à une pièce de monnaie ont tort. Car la pièce, pouvant tomber sur la tranche, est en réalité un dé à trois faces. Le dé en question ici est si plat qu’il est invisible vu de profil, il n’y a que deux résultats possibles.

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