jeudi 22 décembre 2011

Âme de bois, coeur de verre, chapitre VI


Puisque de toutes manières j’étais complètement perdu, je décidai plus ou moins au hasard de marcher vers l’ouest. Les paroles de mon grand-père Jim résonnaient dans ma tête : « Il n’y a rien de mieux que l’ouest », disait-il souvent, et il ajoutait : « A l’ouest, tu trouveras toujours quelque chose à faire ». Pourtant, malgré ces paroles encourageantes, le paysage monotone finit par me lasser, et même plus tôt que je ne l’aurais cru, moi qui suis d’ordinaire si patient.

Ne sachant plus si je marchais sur le sol ou au plafond, je décidai de m’arrêter un instant  pour me reposer. Je posai mon sac d’années de malheur par terre puis plantai mon bouclier dans le sol d’un geste brusque. Sur sa face interne se trouvait un portrait magnifique de la Vierge Marie. Je me suis agenouillé devant et j’ai prié pieusement, des alarmes dans les yeux : « Ô sainte Marie, mère de… » et je me suis endormi aussi sec. Je n’avais plus eu un instant pour souffler depuis mon saut dans ce monde étrange, et mon cycle de sommeil avait eu de la peine à s’habituer au nouveau rapport entre espace et temps qui avait cours dans les environs.

Pendant la nuit, je rêvai de mon vieux copain Edouard, devenu vendeur de barques au Moyen-Orient. « Qui veut mes barques ? », criait-il, « Mes belles barques ! ». Et effectivement, s’il y avait quelque chose qu’on ne pouvait reprocher à sa marchandise, c’était tout… je veux dire qu’elle était irréprochable, oui voilà, c’est beaucoup plus clair dit de cette manière.

Edouard était ce qu’on appelle communément un expert. Né dans une famille modeste de huit enfants, il avait résolu mon problème de calvitie en me laissant embrasser mon propre crâne.

Très tôt dans la vie, il s’était passionné pour les barques. Cela avait débuté en classe de primaire, lorsqu’il offrit à une institutrice dont il était amoureux un dessin d’elle et lui dans une magnifique barque finement ornée de gravures. Elle paraissait sous les traits d’une guerrière viking, et lui sous ceux d’un appât vivant pour crabe des mers. S’ensuivit une torride romance de papier. Edouard ne cessait de lui offrir de nouveaux dessins, impliquant toujours une ou plusieurs barques, mais la ravissante pédagogue restait sourde à ses puériles avances. Froide comme du marbre resté dehors pendant l’hiver, hautaine comme la statue de la liberté lorsqu’elle retrousse ses narines et relève la lèvre inférieure quand c’est la guerre sur Ellis Island. Alors le pauvre Edouard, pour ne pas sombrer dans une dépression infantile dans tous les sens du terme, dut transférer son amour impossible sur quelque chose d’autre, d’accessible.

Trop ébloui pour être attiré par les filles de son âge, il découvrit sa nouvelle passion alors que dans une crise de colère il gommait rageusement son institutrice de l’un de ses dessins. Il ne resta alors que lui, la barque, et un de ces clairs de lune qui vous prend le cœur par la croupe.

Il resta là pendant des heures à regarder son propre travail à la lueur tremblotante d’une chandelle. Le lendemain, au petit-déjeuner, il annonça à toute sa famille qu’il allait devenir fabricant et vendeur de barques. Très enthousiaste, son père, homme préhistorique remarquable, l’encouragea avec de chaleureux claquements de langue rétroflexes et des cris de hibou grand-duc.

Après une formation d’ébéniste et un stage dans la batellerie, le voilà effectivement fabricant et vendeur de barques. Un brave homme, cet Edouard, comme un roi déculotté dans le port d’Amsterdam. Un « self-made man » comme on dit. Je voulus tendre la main vers lui mais quelque chose m’en empêcha. Je voulus crier son nom mais ne parvins à le dire qu’en verlan.

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