jeudi 29 décembre 2011

Âme de bois, coeur de verre, chapitre XIV


Mon voyage fut long, fatigant, éreintant, je fus ennuyé, fatigué, éreinté. J’avais soif. J’avais oublié de prendre une bouteille d’eau et me mis bientôt à me transformer en matière lyophilisée. Pire encore, il me fallait de l’essence. J’avais dû ajouter un réservoir à mon tricycle dans un moment de déconcentration, sûrement quand les serpents se sont mis à rire.

Je trouvai in extremis du carburant dans une station-service hors de prix, tenue par un pompiste idiot et par sa femme qui s’occupait de la boutique. Pour toute subsistance, je ne pus trouver que d’innombrables sandwiches triangulaires rancis et de l’eau pétillante citronnée pour gens à qui l’on est arrivé à faire croire qu’ils étaient trop gros. Je sortis de là plus léger de cinquante mille milliards de dollars et réenfourchai mon véhicule brûlant et ridicule.

Au loin, je distinguai une très fine bande verte, signe que le désert finirait un jour par cesser d’être sous mes pieds. Impatient, j’appuyai sur avance rapide  et me retrouvai en moins de deux secondes dans de vastes plaines verdoyantes, grouillantes de vie insectoïde mais pas seulement. Admirant le paysage qui pour une fois riait avec moi et non de moi, j’eus la maladresse de rouler dans une flaque d’eau, et ma monture fondit entièrement d’un seul coup, emportant dans sa désintégration ma bouteille d’eau nouvellement acquise, elle aussi faite de sable.

C’est à ce moment que je décidai de faire le point. Probablement un besoin pressant de savoir où j’en étais, de prendre un moment pour réfléchir sur mes aventures récentes, de me souvenir un instant du passé pour pouvoir plus facilement sauter par-dessus l’avenir comme un bouquetin franchissant une rivière sauvage. Mûre réflexion s’ensuivit. Mon existence était revenue à son point de départ. Je n’avais de nouveau plus de chaussures, plus un sou en poche, si ça se trouve je n’avais même plus de poches, et j’étais perdu sans carte, sans GPS, sans aucun crédit sur mon portable et d’ailleurs sans portable pour appeler une dépanneuse en sable ou envoyer un message rassurant à Hêtre et sa famille qui se faisaient probablement une sève d’encre à mon sujet. La roue de la fortune avait une fois de plus fait un tour complet, et j’étais à nouveau tout en dessous.

Alors que je réfléchissais, cheveux au vent, à mon étrange situation, j’aperçus un jeune veau dans le lointain. Je le hélai et il se hâta. Arrivé à portée de voix, il déclara « cinq-cent pences monsieur ». Je payai et me mis en selle du geste expert de celui qui n’a jamais touché un tel objet de sa vie, et encore moins sur un veau. Pour une raison inexplicable, j’ai toujours eu beaucoup plus de facilité à penser en chevauchant. Si la bête chevauchée était un veau, l’effet était encore plus frappant, à tel point que je me mis à essayer de trouver le mot juste pour décrire une telle chevauchée.

Puisque par définition on chevauche un cheval, il est donc incorrect je penser qu’on pourrait en faire autant avec un veau. Que dire, alors, bovivaucher ? veauvaucher ? Le sens est bon, mais la forme laisse à désirer, et c’est peu de le dire. Je finis donc par laisser le mot tel quel et continuer tranquillement ma veauvauchée.

Je tentai de remettre les morceaux en place, de coller mes souvenirs vagues avec les explications de Hêtre. Je voulais trouver un fil conducteur rouge d’Ariane pour m’y retrouver dans cet imbroglio monumental qui s’étalait dans ma tête, mais sans grand succès. Je commençai même à oublier dans quelles circonstances j’avais perdu mes chaussures avant de rencontrer mon ami végétal, perte qui pourtant était le commencement de toute cette aventure, perte sans laquelle je serais encore en train de ratisser la prairie du baron en buvant des bières et en écoutant les oiseaux chanter le blues, perdu dans une existence désespérément tranquille.

Je ne me souvenais plus du tout non plus comment j’étais arrivé dans la quatrième dimension ni comment j’en étais sorti.

J’ai bien peur que trop y penser ne rende l’histoire que je raconte totalement inepte, puisqu’elle risque bien de n’avoir jamais eu lieu. J’ai perdu mes chaussures, il faut que je les aies perdues. Je les ai perdues où déjà ? Au Black Jack. Bien sûr. J’en suis sûr, je les ai perdues.

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