mercredi 28 décembre 2011

Âme de bois, coeur de verre, chapitre XIII


J’atterris en douceur, ou plutôt j’assablis puisque mon acrobatie se termina sur le sable. Je mis un peu de crème solaire indice 40, celle dont même les espagnols se couvrent lorsqu’ils traversent le désert. Apposer sur ma peau du matériel de professionnel me donna un peu de force et de courage malgré l’impression de solitude qui me gagnait doucement. J’avais fait le bon choix, j’en étais sûr.

Le sol était doux et chaud. Des volutes de sable soulevées par mes pieds et entraînées par le vent venaient parfois siffler à mes oreilles d’étranges mélodies. Certaines m’étaient familières, d’autres étaient simplement fascinantes. Grâce à elles je remis ma tête sur mes épaules et mes orteils sur mes pieds à nouveau nus, caprice de chaussures.

Je profitai de toute la splendeur du paysage tandis que des serpents bariolés, tels des dauphins terrestres (ou sablestres), accompagnaient ma progression. Poétiques vers des sables sans jambages mais dessinant derrière eux une série de courbes et de contre-courbes valant tous les alexandrins du monde. L’une des créatures était particulièrement érudite. « D’après tes traces de pas, tu dois être un humain de sexe masculin ». « C’est exact », dis-je d’une voix molle. « Ssss… », dit le serpent. « Ssss à vous aussi, bonne journée et bon voyage ! », conclus-je.

Nous marchâmes encore un moment puis l’un des mes nouveaux compagnons ondulants siffla et tous se mirent en rang immédiatement, même celui que je prenais pour le meneur. Le vrai chef, un petit reptile à l’œil brillant, commença alors à passer ses hommes en revue, prononçant des paroles humiliantes, lacérantes, jetant pêle-mêle des noms d’oiseaux dans toutes les directions. Il tourna ensuite vers moi un regard mécontent et hurla : « Soldaaaat ! ». Saisi, je rejoignis rapidement les rangs et fus inspecté comme les autres, et plus longuement même. Ses globes oculaires me scrutèrent une éternité durant. J’essayai de ne pas ciller, d’avoir l’air fier et humble à la fois, même si au fond, comme il le disait si bien, je n’étais même pas digne de cirer les pompes d’une amibe malade. Je dus toutefois me retenir d’émettre une critique lorsqu’il m’assura que je n’étais « qu’une putain de tarlouze ».

Lorsqu’il eut fini de me regarder et qu’il s’occupa d’autres militaires, à mon tour j’inspectai le général. Mon œil de lynx avisa un visage fatigué, grisâtre, un regard vitreux qu’autrefois je trouvai vif, et des cheveux en bataille. Il ondulait à terre avec de faux airs de grammairien.

Touché par la misère que cachait son masque de dur à cuire, je versai une larme énorme, unique, qui tomba par la force des choses par terre où elle se métamorphosa lentement en rose des sables. Je décidai de lui offrir le fruit de ma compassion. Pensant que mon geste allait l’énerver, je me cramponnai déjà pour essuyer une tempête d’injures. Mais à mon grand étonnement, il fut aussi touché que je l’eus été moi-même. Il lâcha un long soupir rauque, comme si de vieilles pensées nauséabondes s’étaient enfin frayées un chemin hors de sa tête. Il ferma un instant les yeux, murmurant, méditant, puis les rouvrit. Il avait l’air plus léger, plus lui-même. Il sourit.

Peu après, l’ambiance se détendit. Le grand reptile autoritaire ne nous considéra plus comme des subalternes minables mais comme de vrais serpents, dignes d’onduler à notre guise. Il abandonna tout protocole et nous parla sans ambages. J’appris que j’avais vu juste, il était effectivement grammairien, ainsi que linguiste et grand herméneute. Je réprimai une envie soudaine de vomir, puis lui demandai de nous en apprendre plus sur sa situation, sur le pourquoi du comment qui m’échappait totalement. Je fus appuyé dans ma requête par plusieurs de mes camarades qui sifflèrent en chœur.

Il nous raconta alors son histoire : « Il y a fort longtemps, quand j’avais l’œil vif et non vitreux, quand j’avais le corps musculeux et non chétif, quand j’avais tous mes tifs et non pas trois cheveux, il existait quelque chose que nous appelions « linguistique » que d’aucuns considéraient comme une science. Quant à moi, je n’étais pas dupe. Poussé par toute ma famille à m’inscrire au grand institut international de recherche linguistique, je reçus l’enseignement des plus grands maîtres, réunissant tous ensemble toutes les qualités pour être des professeurs : Les uns étaient extrêmement sévères et leur injustice était aussi harmonieuse que le bruit d’un verre en cristal qu’on brise sous une botte ; les autres pouvaient aisément guérir un cancéreux du sommeil en phase terminale avec leur flot incessant de paroles soporifiques.

Après une brève et futile résistance, je me laissai captiver par la linguistique, baissant ma garde, apprenant des termes inutilement compliqués les uns après les autres avec délice. Bientôt, je me sentis l’égal d’un mathématicien. Personne ne comprenait plus rien à ce que je racontais, j’arrivais presque à me fatiguer moi-même rien qu’en pensant. Je m’étais construit en me détruisant, et je m’étais détruit en me construisant.

Maintenant, tu me demanderas sûrement pourquoi tout ça, quel était mon but lorsque je décidai ainsi de m’infliger de telles souffrances ? Cela remonte encore plus loin. Vois-tu, je n’ai jamais vraiment su quoi faire dans la vie… oh bien sûr j’avais les fantasmes habituels : jardinier, plombier, cosmonaute-infographe, mais rien de vraiment réalisable, surtout avec mon physique tu vois », dit-il en soulevant les bras qu’il n’avait pas.

« Et cela a continué pendant de nombreuses années, dures et laborieuses mais surtout si courtes et inutiles, je dépensai mon temps de vie à essayer de me trouver un destin adéquat sans aucun succès. Du moins pas avant de laisser l’art de ces professeurs hors du commun me donner l’illumination dont j’avais besoin. Pendant les cours, je me suis mis à les observer, et je me rendis rapidement compte qu’ils étaient comme moi : incapables, couverts de lacunes comme l’emmental de trous… Et pourtant ils avaient saisi leur destin, et ils étaient maintenant professeurs émérites, respectés, éminents écriveurs de hiéroglyphes et complexificateurs de vocabulaire. Ils étaient bien planqués, en somme. J’ai dès lors cru avoir trouvé ma voie, j’ai fait rentrer, non sans mal, ces quantités de matière inepte dans mon cerveau. J’en ai fait ma nourriture, puis celle de ma thèse de doctorat que je passai avec grande distinction avant de devenir moi-même professeur de linguistique ».

« Eh bien ! », m’exclamai-je. « Et que s’est-il passé ensuite ? », j’étais suspendu à ses paroles, et je n’étais pas le seul. Tous les reptiles présents, s’ils l’avaient pu, auraient posé leur tête au creux de leurs paumes et pris un air rêveur, cette position qui favorise les envolées de l’imagination.

« Ensuite ? J’ai passé des années merveilleuses. J’appris moi-même à comprendre les écrits tordus et alambiqués de mes collègues, devenant grand herméneute et écrivant moi-même des textes théoriques défiant les plus verbeuses barbes blanches. Qui plus est, je gagnais très bien ma vie sans savoir vraiment d’où mon argent venait, et je participais souvent à des réunions de linguistes durant lesquelles nous riions de ces mots ridicules que nous inventions à tour de bras, où nous buvions du thé déthéiné et où nous jouions au jeu des dictionnaires, auquel nous excellions tous. De bien belles années oui, mais tout cela ne dura pas ».

« Comment es-tu devenu militaire ? », demandai-je.

« Trois ans après ma nomination comme professeur, un groupe d’agitateurs se sont mis à soulever des questions terribles : « quel est le sens de tout ça ? », se demandaient-ils, « pourquoi paye-t-on ces empêcheurs de parler en rond ? ». Bientôt, leurs rangs grossirent de manière conséquente. Nombre de nos étudiants d’abord, excédés par nos questions d’examen ridiculement compliquées, ensuite des scientifiques dont nous empruntions le vocabulaire pour l’appliquer dans des contextes sans aucun rapport.

Leur petite révolution dégénéra bien vite. On cria haro sur les linguistes, on brûla notre faculté, on fit des autodafés de nos ouvrages, les statues des plus illustres des nôtres furent défigurées, et enfin nous fûmes poursuivis. Beaucoup d’entre nous furent pris et condamnés à des travaux d’intérêt général pour rembourser leurs salaires jusqu’au dernier centime. Après cela, ils devaient entrer dans un service de réinsertion sociale qui les aiderait à trouver un métier véritable. Pour ma part, je réussis à masquer mon identité jusqu’à ce que les choses se calment un peu. Sans « métier », je fus vite sans le sou, et sans aucune autre capacité que celle de savoir très bien punir et ennuyer mon monde pour rien, il ne me resta bientôt plus qu’à m’engager dans l’armée. Malgré mon haut rang aujourd’hui acquis, je repense souvent au passé, et je me dis que j’aurais peut-être dû apprendre à faire quelque chose de plus utile. Parfois, aussi, j’ai honte de m’être caché, et d’avoir laissé mes confrères endurer le supplice tandis que moi je fuyais. Mais la guerre… eh bien la guerre c’est la guerre ».

Il soupira à nouveau en sifflant tristement, et je mis ma main sur l’épaule qu’il n’avait pas pour le soutenir dans son vidage de sac. Les autres ondulèrent pour montrer leur compassion, certains pleuraient même presque.

Après un moment de flottement, nous allumâmes un feu et chacun se mit à raconter son histoire personnelle. Je ne fus pas dans les derniers ni dans les moins applaudis. Les évènements qui suivirent ma perte d’esprit soulevèrent une grande émotion chez mes compagnons écailleux. Nous buvions et riions, et d’un seul mouvement qui fut accueilli par de nombreux « hourrah » nous décidâmes tous de déserter l’armée des serpents. L’ancien général lui-même, autrefois si sévère, déclara : « Cette guerre sanglante et incompréhensible, lancée par des dirigeants qui sifflent dans l’ombre, n’est pas la nôtre ! ».

Lorsque plus personne n’eut d’histoire à raconter et que certains étaient déjà tombés de sommeil, je décidai de me construire un véhicule en sable pour pouvoir partir. Dans un moment d’absence, j’optai pour un tricycle. Les serpents, malgré leur attachement tout récent pour ma personne et malgré la politesse qui sied à leur espèce, se mirent à rire gras lorsqu’ils me virent mouler mon affaire. L’engin était plutôt petit, un véritable rêve pour un enfant de trois ans, mais totalement inadapté pour une personne d’âge inconnu telle que moi.

Peu importe la taille, je décidai que ma bécane serait frappante de réalisme. Je gravai donc dessus des motifs floraux, ce qui fit s’esclaffer les serpents qui frappèrent de leurs mains inexistantes leurs improbables cuisses. Lorsque je rajoutai un petit panier ridicule sur le guidon, ce fut l’apothéose, ils n’en pouvaient plus et riaient tant que même le vieux linguiste se dérida et pouffa avec ses compagnons.

Vexé, pas mal touché dans mon amour-propre même, je m’en fus cahin-caha sur mon tricycle minuscule mais tellement parfait. Les pédales lilliputiennes ne me permettaient pas d’aller très vite, aussi entendis-je encore pendant un long moment le concert sifflant des ex-soldats écailleux se gaussant.

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