jeudi 22 décembre 2011

Âme de bois, coeur de verre, chapitre V


Tout fut noir autour de moi pendant un temps interminable. Pourtant, j’étais bien certain que le degré d’ouverture de mes paupières était maximal. Je tombai et tombai encore. La chute fut si longue que cette impression délicieuse de peur animale et inextinguible que l’on ressent en trébuchant dans le vide fit très vite place à un blasement des plus fades.

Bientôt j’eus l’impression d’atterrir sur un matelas de plumes de poussin. L’air était doux. La lumière se fit peu à peu et je constatai que je n’étais plus au même endroit, que ma bouche avait repris une dimension acceptable, voire érotique, et à ma grande et heureuse surprise, je découvris une magnifique paire de chaussures attachée à mes pieds. Quel bonheur ! Instinctivement je me retins de sourire, de peur de détruire à nouveau l’esthétique de mon visage.

Avant toute chose, je devais savoir où j’étais. Alentour s’étalaient des rangées et des rangées de cubes noirs ou gris, parfois volants, parfois non. « Tout dans ce monde n’est-il que noir et gris ? » me demandai-je en moi-même.

Je regarde ma montre, minuit moins quart. Je la range, la ressors, la regarde à nouveau, minuit moins dix. Horreur ! Le temps passe beaucoup plus vite dans cet endroit désolé ! Ma montre hurla « Cours ! » et je me mis à courir à en perdre le souffle, sautant de cubes gris en cubes noirs, les cheveux plaqués sur le crâne, le vent n’étant pas de la partie. Je fus vite complètement hors d’haleine, n’ayant jamais été très bon coureur. Je me souviens d’ailleurs comment mon professeur de gymnastique me poussait à bout jusqu’à me faire arroser de sueur les pavés de la cour de récréation, théâtre cruel et muet des affres de la jeunesse.

Soudain, il apparut près de moi. Cheveux blancs, survêtement de marque, une allure de militaire à la retraite qui en veut encore. Il trottine à son aise et me pique avec son parapluie en disant « Allez allez on avance plus vite ! On s’active allez ! ». Et moi je réponds « Mais m’sieur ! ». Il ne voulut rien savoir. Il cria « Pas de course ! Pas d’histoires ! » et je lançai mes jambes en avant le plus vite et le plus loin possible pour éviter ses désagréables invectives. Je n’avais jamais couru aussi vite de ma vie. D’ailleurs il est peu probable qu’un humain l’ait déjà fait. Pourtant le terrible professeur était toujours à mon côté, pas moyen de m’en débarrasser. A bout de forces, de souffle, de rouleau, je trébuchai sur le bord d’un cube mal placé et tombai dans l’oubli comme j’aurais dû le faire il y a longtemps.

L’air, faisant soudain son come-back, sifflait à mes oreilles comme un faiseur de manche. Je lui donnai le reste de ma petite monnaie et il me salua de son galurin avant de s’en aller. La chute une fois de plus fut longue, très longue. Je passais décidément mon temps à tomber, comme si j’avais le temps de passer ma journée à chuter comme un idiot. En plus dans cet endroit où les horloges s’affolent ! Non, j’ai d’autres choses à faire ! La loi de la vexation universelle entendit ces mots, et me fit percuter le sol d’une manière aussi violente que soudaine.

Planté comme une tour Eiffel venue des cieux, je n’avais pas mal, j’étais surtout surpris. Mon appendice nasal s’était enfoncé jusqu’à la garde dans une étendue infinie de glace. Glace, bien sûr, dans le sens de miroir. Je vis mon visage de très près et constatai avec bonheur que malgré toutes mes récentes aventures aussi pénibles qu’elles aient pu être, je n’avais rien perdu de mon maintien.

Je me relevai de la surface réfléchissante fendue comme un désinvolte, sans même penser aux sept ans de malheur qui me tomberaient dessus bientôt et qui étaient très certainement de nature sexuelle.

Un petit bout de verre était resté coincé dans mon nez. En forme d’as de cœur, il faisait l’éloge lyrique de cet amour fou auquel la nouvelle génération a toujours aspiré sans y croire, et sans comprendre que c’était ce manque de foi qui faisait tout capoter.

Bien que sa présence fût un soulagement et un bon apport en silicium, je me pris à vouloir l’extraire. J’appelai pour m’aider trois miroirs différents : un jeune effronté, un poilu et un vieux de la vieille. Ils accoururent à mon service, enveloppés respectivement de velours, d’ardoise et de rouille. Pour savoir dans lequel je me regarderais en premier, je tirai à pile ou face ou autre. Et la pièce, dont le verdict était sans appel, décida que je me mirerais dans le poilu d’abord. Je suivis donc le conseil du destin. Mais avant que je ne puisse même toucher le bout de verre, les cheveux du miroir se mirent à pousser si longs que bientôt toute sa surface fut engloutie sous une masse de kératine filandreuse. Soumis aux tribulations de son propre corps, il rougit, honteux, et se retira poliment en disant « Perdón, siñor, perdón ». Je l’excusai et lui prêtai quelques-unes de mes brosses avant de me tourner vers le jeune miroir rebelle. Il me jaugea de la tête aux pieds d’un air hautain et inquisiteur. Lorsqu’il vit mon nez blessé il cria « Diable ! Du sang ! » et vola en éclats. Mince, sept années de malheur de plus… l’avenir semblait pour moi de moins en moins faste.

A deux doigts de verser une larme, je me tournai vers le vieux miroir. Quelque chose de bienveillant s’échappait de lui, comme de ces personnes âgées qui n’ont jamais fini et avec raison de nous montrer par A + B que la vie était mieux avant. Peut-être l’âge le rendait-il plus réfléchi. Je me mis dans sa ligne de mire et il m’offrit le plus beau reflet que j’aie jamais vu. Une véritable merveille. Et la définition de l’image était d’une telle perfection que je pus sans bruit avoir un agrandissement de ma zone nasale.

Bientôt, le léger cœur de verre fut dans le creux de ma main. Le miroir s’éclaircit la gorge et parla : « Et là, maintenant, vois-tu, on peut tirer une allégorie de tout ceci. Brillante par sa simplicité, magnifique par son efficacité… cette petite chose, c’est l’amour, le reconnais-tu reposant dans tes paumes ? Il semble fragile car, après tout, ce n’est que du verre. Mais toi, tu sais que c’est du solide. Si tu essayais de le casser, tu te ferais mal ».

Je répondis d’une voix tremblante d’émotion qu’il avait raison, puis nous prîmes congé l’un de l’autre après une brève accolade. Je le regardai partir d’un pas toujours assuré, bravant le souffle pernicieux de l’âge qui détruit pourtant les voiles les plus robustes. Lorsqu’il ne fut plus qu’un point à l’horizon, j’en revins à mes affaires.

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