dimanche 18 décembre 2011

Âme de bois, coeur de verre, chapitre II


Le lendemain, je fus le premier réveillé. Dans ma tête la migraine prenait ses aises comme un chien galeux sur un coussin de velours royal, et ma vue était troublée. Je mis un instant à comprendre que je ne portais plus mes lunettes. Je les trouvai par terre, intactes, heureusement. Mes yeux reprirent alors leur routine habituelle, celle de voir. Ils virent ou me firent voir ou plutôt me permirent de voir que les arbres avaient repris leur fonction et forme première, avec des troncs, des feuilles, des fruits, des bourgeons… Ils dodelinaient de droite à gauche au gré des climats capricieux. Et leurs feuilles faisaient un bruit si doux, et leurs troncs oscillants émettaient de si profonds grincements. Une larme coula de mon œil droit alors que j’essayais encore et en vain de comprendre le sens de tout ceci.

La réalité disparut et je restai seul, dépité, nauséeux, me demandant pourquoi la vie d’un homme ne peut glisser qu’entre deux pôles opposés, et pourquoi la société finit-elle toujours par exclure ou punir les génies qui inventent une troisième option.

La bouteille, que nous avions vidé la veille, roula à mes pieds et émit un claquement de langue désapprobateur. J’en fus piqué. Mais avant d’avoir eu le temps de répondre, elle me dit sèchement de me tenir droit. Je m’exécutai aussi vite qu’un militaire au cerveau bien lavé et elle sourit. Nous allâmes ensuite faire une petite promenade. La question de savoir si j’avais réellement vu une bouteille sourire resta en suspens un instant puis disparut.

Bien que me tenant bien droit, j’étais effondré à l’intérieur. Il me semblait que ces chaleureuses soirées chez l’affable hêtre n’étaient que le résultat d’un délire éthylique de classe 12, et quand bien même, j’avais réellement perdu mes chaussures. « Nul repos pour les pieds des affamés », déclarai-je sombrement en entraînant la bouteille derrière moi comme un petit animal curieux. Nous étions dans le magnifique jardin du baron, tous les deux vides mais chacun à notre manière.

Des pensées mal placées retournèrent mon estomac et j’eus soudainement une envie femmenceintesque de sucré. Ma bouteille, tendre amie, m’indiqua une pâtisserie souterraine gratuite située non loin. Mais le destin semblait vouloir me voir désempli, car bientôt, alors que je ramais d’un mouvement machinal, j’entendis l’inquiétant fracas d’une chute d’eau. Je me retournai et pagayai frénétiquement pour remonter le Mississipi ou le Titicaca, le nom du fleuve importait peu. Mais mes muscles endoloris par de récents combats de rue contre moi-même vociféraient si fort que bientôt, hors d’haleine je dus abandonner et me laisser emporter.

La bouteille, ma seule compagne dans cette galère, tentait de faire bonne figure. Au fond pourtant, elle était terrifiée, comme moi. Elle savait bien qu’elle avait beaucoup moins de chances que moi de s’en sortir. Il suffisait d’un tout petit rocher et « SKRINGLING ! », cassée. En plus, elle ne savait pas nager tandis que moi-même j’affichais à la maison dans une pédante vitrine une ribambelle de brevets et de médailles : brevet de 25m, de 100m, de 250m crawl dos-coulé chassé-croisé fox-terrier, de secourisme, de scoutisme, de noeudechaisologie…

Mais tout cela semblait avoir si peu d’importance dans l’approche de la mort. Mon cœur s’arrêta de battre alors que nous passions par-dessus le bord du monde. Le silence se fit au milieu du vacarme. Je serrai ma bouteille contre moi et nous hurlâmes comme des damnés tandis que la gravité nous précipitait vers un sort plus qu’incertain.

La chute fut si abrupte et cruelle que j’eus l’impression d’avoir mes testicules dans la bouche pendant un moment, impression pas si désagréable, quoique dérangeante. Je cassai quelques branches mal placées en criant des « euaarh » et des « iiiiaaaah » pitoyables, avant de crever la surface écumante de l’eau.

Le calme aquatique me fit reprendre rapidement mes esprits. J’avais lâché la bouteille, j’étais secoué dans tous les sens, comme dans une parodie de Twister. J’ai cru gratter de la pierre, avoir la tête en bas, et dans mon désarroi j’ai dû arracher quelques algues. « AÏE ! » dirent-elles d’ailleurs. Et à ces mots j’ouvris les yeux. Je venais de déposséder mon ami le hêtre de quelques-uns de ses beaux cheveux verts.

- Je lis la surprise dans tes yeux, me dit-il. Je suis bel et bien un hêtre marin à présent.
- Sommes-nous dans la mer ? Demandai-je.
- Maintenant oui, répondit l’indéfinissable végétal.

Et effectivement, je sentis que l’eau avait pris une saveur de fruits de mer. Je me rappelai mon allergie aux crevettes et fermai la bouche. Je me rappelai la fois où j’avais goûté une gamba à l’ail, et j’eus un haut-le-cœur. Le hêtre ensuite me raconta son histoire, mais elle était si abracadabrante que je n’en crus pas un seul mot. Il me dit que blablablabla et blablabli et toutes ces choses. Mais pour être honnête, je n’ai vu dans tout cela qu’un non-sens galopant, magnifique étalon à la robe pommelée. J’aurais voulu le chevaucher vers une lune grise et lointaine, vers l’infini, mais je n’ai jamais su m’y prendre avec les grosses bêtes, elles me font peur. Les oiseaux aussi d’ailleurs. Et les crapauds.

Je demandai au hêtre, ou plutôt à Hêtre, s’il savait où était ma bouteille, il me répondit, d’une voix à la fois compatissante et amicale :

- Ta bouteille est au paradis des bouteilles, sois fort. Il faut savoir tourner la page.

Fou de chagrin, je fus vite remis. Une bouteille reste une bouteille, fut-elle douée de parole. On les achète, on les boit, on les porte aux bulles à verre. Pourquoi faut-il toujours que j’éprouve un tel attachement pour les choses inanimées…

Après avoir échangé quelques bons mots, je pris ensuite congé de mon ami :

- Excuse moi mais je dois y aller. Je ne suis qu’un humain, tu le sais, et nous autres humains ne pouvons ni parler ni respirer sous l’eau. Passe le bonjour à toute ta famille, Hêtre. Ce fut bref mais intense. Comme toujours.

Il me fallut un effort immense pour ne pas tomber dans de vieux souvenirs de retenage de respiration. Hop, trente seconde, tac, quarante-sept secondes. Allez une minute maintenant !

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