vendredi 23 décembre 2011

Âme de bois, coeur de verre, chapitre VII


Je me réveillai pantelant, serrant à l’en étouffer ma casquette des jours de fête contre mon cœur de veau. Des molécules odoriférantes vinrent chatouiller mes naseaux et m’informèrent que je devrais peut-être aller voir un médecin, car en effet mon aisselle gauche, hermétiquement appliquée sur mon nez de manière à empêcher les éternuements solaires, envoyait de lourdes décharges de phéromones dans mon cortex central.

Ai-je besoin de rappeler que je m’étais réveillé pantelant ? L’odeur était insupportable et délicate à la fois. Au milieu des effluves de sueur brute se trouvait un jardin secret rempli de fleurs multicolores. Je saluai quelques roses qui me le rendirent bien. Elles étaient vieilles et presque toutes fanées, mais cela ne les empêchait pas de se baisser pour m’embrasser. Je cueillis ensuite une violette pour orner les cheveux de la femme de mes rêves.

Alors que je m’adonnais au secret rêve des hommes virils, un petit chien fauve charbonné sortit d’un terrier que je n’avais pas remarqué et vint me renifler consciencieusement les jambes. Je tendis la main pour qu’il puisse la sentir, connaissant bien le protocole canin, réminiscence de l’époque où j’étais un chien ; et il la sentit. Peu après, il parut se désintéresser de moi et partit de son côté à la découverte de toutes les variétés florales des environs.

Autour de nous, tout était noir. Au dessus de nous, il n’y avait qu’une insignifiante aurore boréale bleue et verte. Cet endroit gagnait en mystère à chaque seconde qui passait, et je ne savais même pas vérifier à quel rythme dans ma montre la trotteuse trottait-elle. Il y avait de la lumière, mais impossible d’en trouver la source. J’entendais des bruits, des sons, des échos de bribes de conversations passées au ralenti et à l’envers à travers un coupe-frites. Mais le plus étrange, c’était la présence de ces fleurs. Malgré leur forme plus ou moins reconnaissable, même pour moi qui n’ai jamais eu la fibre botanique, leurs couleurs touchaient au fantasmagorique le plus pur. De fait les roses étaient plutôt violettes, les violettes tendaient vers le rouge carmin et les pissenlits se partageaient rageusement les tons bleus, de l’électrique au quasi-gris.

J’étais en train de sentir un gros bouquet de tulipes à l’odeur poivrée lorsque le chien, qui se trouvait à quelques mètres de moi, efficace compagnon de reniflage, se figea subitement. Une patte avant relevée, il scrutait en grognant le vide sombre qui nous entourait.

Ce genre de moment m’a toujours fait frémir. Les chiens sont sensés exister pour nous rendre la vie plus tranquille, mais quand ils se mettent à gronder, cela ne peut que signifier qu’un ennemi est là, quelque part, tapi dans l’ombre. Pire, tout le monde sait que ces braves bêtes peuvent voir les fantômes, ma hantise. Je maîtrisai tant bien que mal mon corps qui se mettait à trembloter comme une vieille gelée. J’avalai ma salive autant que je pus pour me donner une contenance. « Eba késsia tichien ? », demandai-je en canin sans avoir de réponse. « Bo ? Bo ? Aè tichien ! », continuai-je, rassuré par le ton débonnaire de ma propre voix.

Comme en réaction à mes paroles, l’animal bondit comme une flèche en aboyant vers les ombres glacées. Désormais seul et désemparé, je ne voyais plus vraiment l’intérêt de passer mon temps à humer des fragrances florales. Je me lançai donc à la poursuite du chien à travers ce mur d’ombre étrange et imperceptible qui entourait ce merveilleux jardin, et je fus instantanément englouti dans les ténèbres les plus profondes. Si profondes que même si un jour je fermais les yeux très fort et très longtemps, je ne serais jamais arrivé à me donner l’impression que je me trouvais dans des ténèbres aussi profondes que les profondes ténèbres dans lesquelles je me trouvais actuellement.
Aveugle mais pas sourd, je marchais presque à quatre pattes de peur de me casser la figure, me repérant hasardeusement avec les aboiements du chien. L’animal semblait tantôt distant, tantôt proche. Impossible d’en avoir le cœur net. Je criais comme un malentendant (sans l’être bien entendu) en gesticulant et la noble bête me répondait « bwaaababababah ! bwahbwahbwah ! ».

Sous mes paumes et mes genoux je sentais des touffes d’herbe et de petits parterres de fleurs qui, au toucher, devaient être exquis. Mes nouvelles chaussures adorées, d’humeur lunatique, étaient présentes ou non selon leur envie. Un instant je voulus me relever et je sentis la douceur de la verdure entre mes orteils, l’instant d’après le cuir synthétique déjà craquelé me protégeait, hardi.

Mon tâtonnement obscur dura environ cinq minutes terriennes, avec une marge d’erreur d’une minute ou deux. Après ce court laps de temps, j’entendis un bruit de verre qui se brise puis des cris à glacer le sang. Le mien était déjà si froid que je ne sentis presque rien. Ces hurlements étaient conçus dans la douleur par une voix familière, perdue depuis ce qui me semblait une éternité. Guidé dans la terreur par ces vociférations, je pus rapidement retrouver le chien et l’empêcher de tuer ma précieuse amie la bouteille que je croyais déjà morte depuis longtemps. Je sautai en avant alors que le chien tirait deux balles avec la désinvolture efficace du professionnel. Bouclier humain, je reçus les projectiles en pleine poitrine et m’effondrai sur le sol avec fracas. L’animal, confus et ayant vidé son chargeur, s’en alla ventre à terre. Il lui fallait du café et des cigarettes, du café et des cigarettes. Ca sentait l’embrouille tout ça, le patron n’allait pas aimer…

Ma tendre bouteille me tint dans ses bras de verre alors que je tremblais de A à Z. « Je… je crois que c’est la fin », balbutiai-je, agonisant. « Non… non ne parle pas. Garde tes forces, tu en auras besoin pour… guérir », répondit mon amie lisse et froide. « Oh serre moi, serre moi ! J’ai si peur… si peur… du noir ». Elle me serra et je la serrai, nous nous serrâmes et fûmes chacun serré. Nous pleurâmes, bûmes, crachâmes sur l’humanité ce qui semblait un dernier mollard ensanglanté. J’eus l’impression de voir plusieurs autres bouteilles, comme une famille venue me pleurer, pleurer l’un des leurs. Si seulement j’avais pu être une bouteille aussi… Mon cœur se remplit de plomb et mes poumons ralentirent peu à peu leur rythme. Mes organes phonateurs ne me permettaient plus de produire aucun son, si ce n’est le râle de l’agonie.

Enfin, je mourus…

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