mardi 27 décembre 2011

Âme de bois, coeur de verre, chapitre XI


Bercé par deux singes mais surtout par la douce voix des insectes, je me mets tout doucement à rêver. Le sieur Conchiglioni rentre chez lui après une dure journée de labeur. Trois gâteaux de mariage conçus en trois heures chacun, et tous faits avec une précision et un timing parfaits, surmontés d’un glaçage qui ferait pâlir n’importe quel pôle, nord ou sud. De quoi éreinter ce paresseux de Dieu le père.

L’italien aux mains magiques mais encore trop humaines passe des vêtements propres et frais puis se serre un verre d’eau plate. Il boit chaque gorgée avec le délice du besoin satisfait. Il se verse ensuite un second verre, d’eau pétillante cette fois. Il l’avale d’une traite, une ou deux bulles seulement goûteront à la liberté, les autres seront impitoyablement bues. Le mélange malsain ne tarde pas à montrer ses effets psychotropes et l’inspiration monte irrésistiblement dans la tête du pâtissier en écartant tout le reste sur son passage.

Bientôt il ne peut plus s’empêcher de chanter. Il s’élève, il déploie son organe sans penser à rien d’autre, fait vibrer l’air et casse verres et assiettes. Son chat le rejoint rapidement pour mêler son baryton à l’alto de Conchiglioni. La chanson emplit la pièce, prend de plus en plus d’espace. Les voisins qui se disputaient s’arrêtent soudainement pour écouter, pour regarder leurs murs qui respirent en rythme ; ceux qui dormaient se lèvent et, habités par une volonté qui n’est pas la leur, allument la télévision et regardent des émissions à l’humour tarte à la crème au possible. Tout le quartier était en joie. Chez lui, le pâtissier, revêtu de son habit spirituel de compositeur, tournoie, virevolte, corrige parfois d’une œillade insistante son têtu de matou qui s’obstine à prendre les mi dièse pour des do bémol.

Se saisissant de quelques feuilles de papier, il se mit à écrire frénétiquement ce qu’il chantait. Le geste était simple, élégant, rapide. On eût juré un professionnel à l’haleine longue. Les notes et les mots s’enchaînaient dans un crescendo de plus en plus rapide, il ne put bientôt plus rester dans le salon, pris de folie comme il l’était, il fallait qu’il se calme s’il ne voulait pas tout gâcher en un coup de plume trop violent. Il opta pour une douche froide et en une fraction de seconde le voilà tout habillé sous l’eau qui tombe dru, écrivant sans relâche, griffant le papier d’une main brûlante de créativité pure. Dans la douche mal entretenue, l’eau monte peu à peu, le siphon étant bouché depuis longtemps par une masse de cheveux et poils divers. « Lalala », faisait l’artiste. « Maramiaou », faisait son compagnon félin. Les deux vocalisateurs s’adonnaient à leur passion sans se soucier de rien.

Lors d’une descente gravissime, les géniales partitions s’échappèrent en riant comme des pucelles en été et tombèrent dans la lamentable mare aux canards qui montait à un quart de la hauteur de la douche. Dans un affreux gargouillis elles disparurent dans les sombres tréfonds des égouts.

Une telle situation, en l’an seize-cent-x-mille aurait pu prêter à rire, mais Andante Conchiglioni n’était pas homme à s’esclaffer au quotidien. Pris de panique au contraire, mortifié à l’idée que le fruit de son art ne soit perdu à jamais, il se transforma en pieuvre et, tout en continuant à chanter et à écrire, se lança à corps perdu à la poursuite de son bien malicieux.

Les tunnels obscurs courant sous la non moins obscure cité représentaient à eux seuls une petite portion d’enfer. Ils circonvolutaient sinueusement, dessinant une sorte de labyrinthe style art nouveau d’un goût atroce avec, en lieu et place des fleurs et des femmes superbes, des conduites de zinc charriant la lie du monde et Conchiglioni le pâtissier-pieuvre lançant tous ses tentacules libres dans l’espoir de retrouver ses partitions chéries.

S’ensuivit une course-poursuite totalement absurde. QUI en effet serait assez TORDU pour imaginer une scène pareille ? N’est-il pas COMPLETEMENT AHURISSANT que dans un monde RATIONNEL comme le nôtre, un pâtissier se transforme tout à coup en octopode et se jette dans les égouts ? A-t-on seulement idée de l’exemple qu’on donne ?

C’est dans cette colère née de la raison bafouée que je fus réveillé en sursaut.

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