lundi 26 décembre 2011

Âme de bois, coeur de verre, chapitre X


Lorsque j’ouvris les yeux, je dus d’abord prendre un instant pour faire la mise au point, tant l’obscurité qui m’entourait auparavant était épaisse. A présent, je percevais le soleil à son zénith au travers de feuillages d’un vert qu’on ne trouvera jamais sur un pull.

Je clignai des yeux, pensant, rêvant à ce merveilleux pull que je n’aurai jamais, murmurant à ma propre oreille de douces et nostalgiques paroles sur le temps qui passe, sur la roue qui tourne, sur les fronts qui se froncent et ne défroncent jamais.

Alors que j’étais occupé à me demander si le verbe « défroncer » existait vraiment, j’entendis un craquement tout proche et me relevai d’un coup, saisi. J’étais posé sur un cube de bois lisse et verni, probablement du teck ou du sapin. A ma gauche, sur des tréteaux, une douzaine d’outils aux formes ésotériques faits du même matériau étaient disposés de manière très régulière. A ma droite, un arbre jeune et sage balançait ses branches d’un air nonchalant.

Pris d’une joyeuse surprise, je mis pied à terre et courus vers le végétal qui m’accueillit contre son cœur comme seuls les vrais amis savent le faire. « Hêtre ! », criai-je ivre de bonheur. « Te voilà enfin réveillé », me répondit-il chaleureusement. Nous échangeâmes quelques menues politesses protocolaires d’ordre arboricole comme la courbette, le claquage ou encore le salut en coudée, puis il m’invita à prendre le thé chez lui, à nouveau. Je me sentis revivre. Je me souvins de ce temps si ancien, cette époque tellement lointaine durant laquelle j’avais perdu mes lâches chaussures et rencontré Hêtre et sa famille pour la première fois.

Dès lors, pour moi, tout fut comme divin. Je m’émerveillai de voir le petit hêtrillon déjà si grand, de trouver madame Hêtre encore si jolie malgré les années.

Après avoir mangé et bu, nous nous installâmes au salon et nous allumâmes quatre ou cinq cigares au parfum délicat. Mon ami me raconta alors ce qu’il s’était passé, assisté de temps à autre par sa femme et son fils qui ajoutaient l’un ou l’autre détail crucial entre deux bouffées.

« Mon ami », dit-il, « crois moi, tu reviens de loin, de très loin. Tu te souviens bien être tombé d’une chute d’eau ? ». « Fort bien », répondis-je, « je me souviens t’avoir vu après ça, tu m’as dit… tu m’as dit que ma bouteille était partie, qu’il fallait que je tourne la page… mais pourtant… ».

« J’ai menti, j’ai menti », sa voix se brisa, « la bouteille… elle n’avait pas réellement disparu ». « Pourquoi cacher un truc pareil ? » demandai-je. « C’était strictement pour ton bien », me répondit-il avec un sanglot à demi avalé, « vous ne deviez jamais vous revoir, mais par un concours de circonstances des plus absurdes c’est arrivé quand même, et alors… ».

Il tenta de se reprendre et de donner à sa voix un ton grave et calme mais son expression était très révélatrice. S’il avait eu des glandes lacrymales, il aurait sans aucun doute versé une larme, ne serait-ce que pour l’effort qu’il faisait pour ne pas en laisser couler une.

« Et alors quoi ? », demandai-je un peu brusque, avide de connaître le fin mot de cette histoire. « Mon fils était dans ce bar en Afrique du sud lorsque toi et Bouteille jouiez à ce jeu maléfique, antédiluvien, au nom imprononçable par ma langue de bois. Dès qu’il t’a vu, il a couru aussi vite que le lui ont permis ses petites racines pour me prévenir. Mais malheureusement, comme nous autres végétaux ne sommes pas des bêtes de course, j’arrivai trop tard. Je poussai la porte du tripot au moment où tu déchirais toi-même en deux ce qui fait prétendument d’un homme un homme ». « Tu parles de ma… ». « Non ! », coupa-t-il sèchement, « je parle de ton esprit ! Tu ne te souviens donc pas que c’était la mise de votre partie ? Du dé à deux faces ? De ta défaite quasi-épique ? Quand je suis arrivé jusqu’à toi, poussant poivrots et badauds, tu n’étais plus rien. Tu braillais des inepties, tu te roulais par terre dans la poussière, tu mangeais les vieilles miettes qui se collaient à toi, tu passais du rire aux larmes avec une rapidité effrayante… Et la bouteille… quel rire terrible et cruel elle lançait en te voyant ainsi diminué, et elle rajoutait à ta déchéance en te couvrant d’insultes et de disgrâces.

Entre deux éclats de rire, elle m’aperçut. Mûe par un réflexe à la limite du félin, elle s’est enfuie par la porte du fond ». « La garce ! », explosai-je. « Je t’ai confié à la barmaid qui m’a promis de prendre soin de toi, et je me suis lancé à la poursuite de cette brute de verre pour lui faire payer son crime par tous les moyens. Après deux ans de recherche, j’y suis enfin parvenu, et j’ai récupéré la moitié manquante de ton esprit. Ensuite, aidé par trois psychologues de renom, je l’ai rattachée à l’autre moitié qu’il te restait. Et voilà toute l’histoire ».

Après qu’il eut fini, je restai un instant immobile à fixer la fumée virevoltante qui s’échappait de mon cigare. Mon regard passa lentement de ce bout fumant au petit Hêtre, puis à sa mère qui me regardait avec un air attendri et compatissant. Enfin, je regardai mon sauveur dans les yeux et retombai à nouveau dans la contemplation des volutes âcres.

« C’est ma faute », dis-je enfin. « D’ailleurs je retire ce que j’ai dit. J’ai dit que c’était une garce, c’est faux, je le retire. C’est moi qui ai été stupide ». « Comment ? », s’étonna Hêtre. « Oui », continuai-je, « après tout j’ai accepté les conditions du jeu, d’ailleurs c’est moi-même qui ai proposé qu’on y joue. J’aurais dû être plus raisonnable. Tu ne lui as pas fait trop de mal ? ». « Pour son attitude misérable lorsque tu étais réduit à rien, je l’ai mise dans une bulle à verre après lui avoir arraché ce qui te rendrait ta contenance. Elle s’est tout de même enfuie ! ». « Elle a dû avoir peur de ton regard noir… enfin tu as raison, elle n’était pas toute blanche non plus ». « Je l’ai mise dans la bulle adéquate ». « Recycler, le bon réflexe », dis-je en soupirant.

Je mis quelques minutes à me calmer. Toute cette agitation mentale violentait mes délicats neurones. On me laissa tout le temps dont j’avais besoin. Cette compréhension surhumaine qui est l’apanage des arbres, que ne ferais-je pas pour arriver à en faire preuve parfois.

Lorsque la tension fut apaisée nous passâmes à autre chose. Je pris conscience du soulagement qui s’épanouissait lentement en moi. Un véritable plaisir d’être en vie et de pouvoir penser librement m’apparut et fit de cette soirée l’un des moments les plus magiquement agréables de toute mon existence.

Ma vie, c’était ça : perdre l’esprit, le retrouver, discuter avec de bons amis autour d’une boisson forte, puis aller dormir et soupirer d’aise après une journée bien remplie. Les soupirs du bonheur, comme disait mon grand-père, sont toujours plus forts que ceux de la honte. Ah, comme il avait raison. Et je soupire encore, le sourire aux lèvres, et les feuillages bruissent avec moi et tout autour de moi. De petites fourmis viennent près de mon oreille pour interpréter le fameux Tremolo Pianissimo Del Molto Grande Spaghetti du non moins célèbre Andante Conchiglioni, pâtissier italien, chanteur romantique durant les heures creuses et particulièrement sous la douche.

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